Ambassade du Danemark
Londres le 24 juillet 1914
Cher monsieur et ami
Nous nous sommes, je crois, lancés sur une fausse piste en tachant d’identifier madame de la Saône avec l’amie du comte de Charolais. M. Gugitz fait observer que Casanova dit nettement qu’elle était femme d’un lieutenant général et qu’en effet madame de la Saône dans les Mémoires a plutôt l’air d’une femme du monde malgré tout. UN M. de la Saône, ajoute t-il, faisait parler de lui à Hanau, en 1758, (Archenhoz, Histoire de la guerre de Serbie), vers la fin du livre V ; il fut nommé plus tard (1766) commandant dans l’ordre militaire de St Louis et mourut lieutenant général et lieutenant des gardes françaises à Paris le 9 mai 1771. Ne pourrait-on pas retrouver la dame à l’aide de ces indications ?
Je prends la liberté de vous soumettre cette question parce que je viens de recevoir une lettre par laquelle un casanoviste de Berne, M. Pierre Grelet, m’annonce son intention de publier prochainement un ouvrage sur Casanova et la Suisse. M. Grelet semble mériter notre confiance : il a trouvé aux archives de Berne des documents inédits touchant la famille de la Charpillon sur la colonie suisse de la Sierra Morena, M. Louis de Murat etc. etc. et il a réussi à identifier la plupart des personnages rentrant dans le cadre de son sujet.
Veuillez me faire savoir si vous vous croyez à même de trouver quelque chose concernant madame de la Saône et veuillez agréer, en attendant le plaisir de vous revoir en octobre, l’expression de mes sentiments cordialement dévoués.
Tage Bull
Ci-inclus une question de M. Stewart que je vous transmets purement et simplement.
Cette lettre fait référence à madame de la Saône rencontrée en Suisse. Voir le texte là :cliquer
Giacomo, entrouvrez pour moi la porte du séjour des ombres où vous reposez (si jamais on peut vous supposer en repos) et accueillez-moi. Je suis une ombre moi-même et mon premier soin a été de vous chercher.
Pardonnez au nouveau venu s’il vous a distrait de votre douce causerie avec Homère et Horace entre lesquels il vous a aperçu dès son entrée dans le séjour des bienheureux.
J’ai tant de choses à vous dire que vous ignorez. Je vous apporte les dernières nouvelles de la terre où vous trouviez la vie si bonne et où nous avons tant vécu ensemble pendant vingt ans, vous en souvenez-vous ?
Je viens vous dire combien les humains s’occupent en ce moment de vous et exhument les souvenirs que vous nous aviez laissés. Ils s’ingénient à trouver les noms vrais des personnages dont vous ne donnez que les initiales ou que, par discrétion, vous dissimulez sous des noms d’emprunt, et ils y arrivent, ma foi ! Ce sont des cris de joie et ils se communiquent leurs trouvailles. Ils ont pris un nom : les Casanovistes, comme il y a des Moliéristes qui enregistrent tout ce qui a trait au grand homme.
Il y a des déceptions, des discussions, on affirme, on doute on interprète, vous avez des croyants quand même, des fanatiques, ils ont la foi, vous êtes infaillible. On cherche à vous mettre en contradiction avec vous-même.
Tel constate que vous ne pouviez être à tel endroit à telle époque parce que cela ne concorde pas avec tel fait historique rappelé par vous, on cherche des minuties, des détails, enfin on s’amuse avec vous autant que Panurge en voyant sauter les moutons. Un des Casanovistes qui s’est le plus passionné est un nommé Aldo Ravà, un Vénitien comme vous. Imaginez qu’il a déniché à Dux les lettres de Manon Balletti, que vous prétendiez pourtant avoir données à une jeune fille, et les a publiées.
Ce rusé Ravà a intitulé sa publication : Lettres de femmes à Casanova. Or, vous savez que lettres de femmes, cela veut dire lettres d’amour. Vous connaissant, vous jugez si nous avons été alléchés et si nous avons sauté sur le livre. Les lettres de la princesse Palatine sont des lettres écrites par une femme, mais ne sont pas des lettres de femmes. Cette sempiternelle écriveuse de Mme de Sévigné n’a de sa vie écrit une seule lettre de femme. Ravà, dans son ouvrage, a donc publié, en réalité, plutôt des lettres écrites à vous par des femmes, à part une seule qui vous a écrit de vraies lettres de femme. Ah ! pour celle-là, le titre est bien exact. Vous devez être fier d’avoir été aimé ainsi.
La délicieuse enfant ! Voici que grâce à Ravà nous est apparu un petit être angélique traversant cet interminable défilé de gotons, de filles achetées par vous, bourse en main, de cabotines, de ballerines, de grisettes, de servantes d’auberge, de fausses marquises, de gourgandines, y compris cette Lucrezia que vous avez tant aimée et qui vous a fait coucher pratiquement entre elle et votre propre fille à tous deux, y compris cette Henriette que vous avez tant aimée et que vous avez cueillie dans le lit d’un vieux capitaine hongrois, y compris cette religieuse M. M. que vous avez tant aimée et sur laquelle vous êtes forcé de nous avouer que vous aviez le soupçon qu’elle faisait des passades pour la forte somme. Au milieu de cette chevauchée de ruts, de pourriture sexuelle, de dévergondage cynique, une blanche figure que vous nous aviez voilée a été découverte complètement par Ravà : c’est votre adorable Manon Balletti. Comme l’a dit si heureusement le Casanoviste Octave Uzanne dans un journal de Toulouse, c’est la symphonie en blanc majeur de Théophile Gautier (un poète que vous n’avez pu connaître et qui tournait joliment le vers), c’est une création de Beato Angelico.
Casanova, vous avez pris une habitude répugnante, c’est de nous faire entrer avec vous à l’hôpital des vénériens chaque fois que vous avez à vous repentir de vos écarts amoureux. Et Dieu sait si cela vous est arrivé souvent ! Vrai, ce n’est pas de bon goût, c’est trop de franchise, et vous n’y étiez pas obligé ; nous avons été forcés de vous suivre ; mais en sortant des salles pour respirer un peu d’air non empesté, nous étions heureux d’entrevoir la blanche figure de votre Manon en costume de novice traverser le jardin ; nous savons qu’elle n’a pas persisté et qu’elle s’est mariée. Vous aviez prêté à Ravà un de vos livres de chevet, le Portier des Chartreux, et, distrait que vous êtes, vous y aviez oublié pour marquer une page une photographie de première communiante. Ravà l’en a retirée et nous l’a montrée, c’était Manon Balletti. Oui, il est impossible que nous ne nous le figurions, le cher petit être de dix-sept ans, autrement que dans la pureté du blanc, c’est une âme, on ne la voit… Jacques, pardon, cela semble vous déplaire que je vous parle de Manon Balletti. Mais, je vois que vous avez quitté l’air ennuyé que vous avez pris quand je vous ai enlevé à votre promenade entre vos deux poètes… Vous songez au passé, les yeux dans le vide en m’écoutant. Eh bien ! parlons-en encore… On ne peut se la figurer qu’en longue chemise de nuit ; elle vous écrivait tous les soirs, en cachette de sa mère, après minuit, dans son lit. Elle vous écrivait comme une petite enfant. Il est difficile de lire quelque chose de plus jeune, de plus naturel, de plus ravissant comme candeur de sentiments, comme simplicité naïve, sans souci de la forme, ne craignant pas de se répéter. Ses lettres peuvent se résumer en une seule phrase courte, elle ne sait dire que celle-là : Je vous aime bien, aimez-moi de même. C’est l’appel à votre tendresse, toujours avec les mêmes mots. Elle est adorable. Elle mourait de sommeil en vous écrivant, la pauvre petite ! Ses lettres étaient longues et la terminaison toujours la même. Vous l’a-t-elle assez conjugué le verbe : aimer, au présent ! Allons, en avez-vous rencontré deux semblables dans votre vie amoureuse ?
— Je vous aime, aimez-moi.
— Je ne pourrai jamais cesser de vous aimer.
— Bonsoir encore, bonsoir, aimez-moi bien, je vais m’endormir en pensant à vous.
— Adieu, bonsoir, aimez-moi bien.
— Adieu, adieu, aimez bien votre petite amie.
— Bonsoir, je m’endors, vous voyez bien que j’écris encore plus mal qu’à mon ordinaire.
— Bonsoir, bonsoir, je vous aime bien, aimez-moi de même ; dormez bien, mon cher ami.
Et encore, vous qui êtes écrivain, dites-moi si un auteur qui composerait un roman par lettres pourrait trouver une phrase plus heureuse, plus délicate que celle-ci :
— Bonsoir, mon cher ami, il se fait tard et je me sens toute prête à dormir, mais comme vous savez que ce n’est pas tout à fait moi qui écris, je dormirais tout à fait que je vous écrirais encore et mon cœur veille toujours pour vous.
Jacques, entre nous, avouez que vous n’étiez pas digne de ce petit ange. Elle vous avait demandé de brûler ses lettres quand elle s’est mariée et elle vous avait renvoyé les vôtres avec votre portrait. Vous ne l’avez pas fait, et ce n’est pas gentil. Quand on quitte une femme ou qu’on en est quitté, l’usage et l’équité veulent qu’on agisse ainsi. Les Casanovistes se sont indignés contre vous en criant à l’indélicatesse. Eh bien ! j’ai pris courageusement votre défense, j’ai dit bien haut : tant mieux, et béni soit-il de s’être mal conduit. Mes frères casanovistes, c’est grâce à cela que nous pouvons connaître ce modèle de vertu et de charmes qu’il nous cachait presque. C’est grâce à sa faute que Ravà a pu dévoiler cette belle statue de marbre blanc au dessin si pur et la dresser, tranchant sur le fond enragé et priapique de son œuvre.
Je dis : enragé, et j’ai peut-être tort, car il y a, Seingalt, de bien divines pages dans votre jeunesse qui rivalisent avec celles des Confessions de Jean-Jacques à l’époque de la sienne. Je puis vous dire combien j’ai été attendri par ce petit garçon faisant porter sa table de travail auprès du lit de sa petite amie qui a une variole en suppuration. Or, je sais par métier quelle en est la pestilence, et on comprend qu’on ait autrefois abandonné ces malades. Vous, vous ne l’avez jamais tant aimée, et cependant, avec votre perspicacité précoce, vous vous étiez déjà rendu compte quelle petite vicieuse était en réalité Bettine. Je l’aime comme vous, cette Bettine, et j’ai eu une vraie joie de la voir réapparaître dans votre réfutation de l’histoire d’Amelot. Vos premiers récits sont charmants de vérité et de naturel. Ces polissonneries avec les petites filles au milieu desquelles vous viviez, la satisfaction de vos curiosités mutuelles sont exposées sous une forme bien attrayante. Ici, nous pouvons tout nous dire, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon mépris pour votre caractère est dépassé par l’admiration que j’ai pour votre organisation cérébrale, la richesse de vos ressources, la profondeur de votre philosophie et votre talent d’écrivain. Il est une petite œuvre de vous, peu connue et qui m’a été livrée comme exemplaire unique (c’est une erreur, j’en connais six) par un homme d’un grand mérite, M. Charles Henry, qui a été un Casanoviste remarquable dans sa jeunesse, et qui, le lâche, vous a abandonné pour la science. Ce travail, c’est la lettre à Snetlage, que personne n’a retouchée, qui, absolument de votre plume, pourrait être signée P.-L. Courier, le pamphlétaire le plus glorieux de la littérature française. Je vous en adresse devant vous, pour si peu que je sois juge, en humble homme du métier, les compliments les plus sincères et vous en exprime une satisfaction absolue : c’est un petit bijou.
Mais votre livre principal, mon cher Seingalt, a eu de singulières aventures qu’il serait trop long de vous coûter. Il a été traduit, rhabillé en français sur la traduction, écourté, expurgé, moralisé !!! J’ai lu une édition qui pourrait être laissée dans les mains d’une première communiante ; les éditeurs l’ont coupé, taillé à leur fantaisie, ont ajouté, ont retranché, tous criant à l’envi sur l’estrade : Moi seul, moi seul, entrez, Messieurs, je suis le seul Casanova, je suis princeps, je suis original ! Le plus grand accident a été qu’on vous a mis entre les mains d’un homme pour vous nettoyer et vous présenter dans le monde. Vous étiez assez malpropre, paraît-il. Dans son travail de nettoyage, il vous a parfois arraché la peau de façon à vous rendre méconnaissable. Il a parfois frotté la tache si fort sur votre vêtement qu’il l’a mis en lambeaux et l’a remplacé par un autre de son goût.
Il avait son goût, cet homme, il vous aurait, paraît-il, parfois présenté sous un costume ridicule, un éditeur vous faisait accueil et un autre vous repoussait. Vacarme dans le clan des Casanovistes. Quand on ne s’entendait plus, c’est Laforgue ! criait-on, c’est lui le coupable. Ah ! je vous assure que son nom a été braillé tant de fois que, s’il est ici, les oreilles doivent encore lui en tinter. A-t-on maudit sa mémoire ! l’infortuné ! lui en a-t-on fait porter assez, de responsabilités ! C’est surtout à propos du récit fantastique de votre évasion que le tumulte était et est encore le plus fort. Quand nous cherchions à débrouiller les mystères de votre vie, il était à peu près convenu qu’on travaillerait sur une même édition, que nous considérions comme la meilleure. Ainsi ai-je fait, quand j’ai voulu mettre fin à une légende dont l’invraisemblance avait trop duré et dont les conditions majeures, absurdes, choquaient le sens commun.
Adnesse m’a hautement reproché de ne m’être pas reporté à votre texte original. Il a parfaitement raison. Voilà encore Laforgue coupable, il aurait mis brassée quand vous aviez dit : longueur du bras. Je conviens que cela fait une terrible différence de plus de la moitié, puisque la brassée est ce que contient la longueur des deux bras réunis plus la largeur de la poitrine. Il a dit du plâtre et c’était de la chaux. Les maçons français ont une truelle en cuivre ayant une valeur et qu’ils emportent ; les cimentiers et les rejointoyeurs se servent d’une truelle de fer et peuvent la laisser sur leur travail. Soit. Le maçon français monte son auge sur sa tête et a toujours besoin d’une échelle forte ; je me suis trompé, il en est qui divisent la masse par petits seaux, je veux bien, je concède tout cela.
Laforgue m’a fait dire des bêtises, le diable soit de lui ! Quand on se mêle d’écrire l’histoire, on se reporte aux textes originaux et non à des copistes maladroits ou à des faussaires ; je ne l’ai pas fait et j’ai eu tort, mais ce que je ne puis concéder… vous m’écoutez, Casanova… ce que je ne puis concéder à Adnesse, c’est votre grimpage sur le toit, qu’il conçoit, lui, c’est votre jeu d’esponton au moyen duquel de la main droite vous amenez un peu à vous le bord de la feuille de plomb que vous saisissez de la main gauche, car c’est bien là le mouvement que vous avez décrit ? Et vous avez fait cela seize fois et vous aviez à traîner derrière vous cette brute, qui ne s’aidait pas du tout, je suis sûr.
Dieu ! que c’est comique !
Ah ça ! vous avez changé de chemise, au moins, là-haut, car vous aviez eu le soin d’en emporter quelques-unes, vous vous êtes essuyé le visage avec un mouchoir de la demi-douzaine y jointe, car vous êtes un homme délicat, même en prison, et vous aviez un rude bagage sur les épaules, votre manteau (l’avez-vous mis au moins ? il fait froid en novembre), votre habit et 50 brasses de cordes.
Depuis que vous êtes une ombre, vous avez dû bien rire vous-même en n’entendant personne protester contre cette audacieuse fantaisie que vous avez eue quand, depuis que l’homme est sorti des cavernes, il a eu, sans avoir besoin d’ingénieurs, l’instinct de couvrir son habitation dans un sens logique, même toutes celles de Venise, d’avoir voulu que l’architecte du Palais le fit d’une façon absurde, le tout pour y permettre le jeu de votre esponton. — Mais vous aimiez l’effet à outrance, étonner, épater comme ils disent aujourd’hui. — Vous l’avouez, du reste, avec une noble franchise dans vos Mémoires. — Ce défaut vous a amené parfois à faire des récits impossibles à croire, des malentendus, comme dit un Tarasconnais quand il est convaincu d’un gros mensonge. Vous avez l’air de douter de ce que je dis, Dieu me damne ! Eh bien, je m’en vais mettre les points sur les i.
Mais vous n’avez plus que les forces d’une ombre et je vous ai fatigué ; Jacques, j’aperçois sur la porte Mercure qui m’a amené et veut retourner rue de Condé, laissez-moi l’accompagner pour parler une heure à Adnesse. Je vous reviens bientôt.
Mon distingué contradicteur, c’est en revenant d’Italie au commencement d’octobre que, par votre article, j’ai appris que mon nom avait été prononcé dans la préface de la traduction de Salvatore di Giacomo que, naturellement, je n’ai pas eu la tentation de lire puisque moi, Français, j’avais le texte original français. Ce n’est pas à son invite, ignorée de moi, que j’ai répondu.
J’ai répondu à l’invite de d’Ancona, qui, rendant compte du livre de Maynial, supposait bien que mes conclusions étaient conformes aux siennes, autrement, me priait de vouloir bien m’expliquer. Comme elles étaient précisément tout autres, j’ai tiré de mes tiroirs un vieux travail fait il y a treize ans, pour moi seul, parce que je ne suis pas publiciste et n’ai commis que quelques communications à l’Intermédiaire. Il était exactement comme vous l’avez lu, je n’y ai pas ajouté trente lignes nécessaires d’actualité.
Vous et Ettore Mola, qui vient de m’envoyer son Fanfulla du 29 septembre, semblez croire que j’implique comme complices de l’évasion les Inquisiteurs.
Détrompez-vous, j’ai à peine fait allusion à cette possibilité, parce qu’un Italien, Barberini, prétend qu’un inquisiteur peut s’acheter, mais je ne vois pas bien Bragadin dans cette posture d’acheteur, chuchotant dans un coin, complotant, discutant des moyens dans le langage ridicule que nos romanciers dits historiques prêtent à un Richelieu, à un Mazarin ou à Philippe de France régent. Bragadin était de trop grande naissance, trop haut placé, trop Vénitien, trop respectueux de lui-même pour se commettre petitement. Il n’a pas oublié qu’il était d’une des quatre grandes familles de Venise, un des évangélistes avec les Giustiniani, les Cornari, les Bembi. Il a donné douze mille francs, et voilà tout. Là s’est borné son rôle d’action, il a gardé sa dignité, il achetait, aux autres d’agir. Tout s’est passé entre Casanova et Bassadona, pas d’autres complices. Bragadin n’a jamais parlé et Casanova a scellé ses lèvres d’un cachet d’airain. Quand donc, Salvatore di Giacomo, malicieusement, m’invite à prouver à propos de Bragadin, il sait bien que c’est impossible, il se moque, en vérité, il déplace la question. Pour Bragadin, j’ai dit soupçons, et pas moi seul.
Tous les Casanovistes les ont, sans les exprimer tout haut, vous, Fulin, d’Ancona, Baschet, Lorédan Larchey, Maynial, les morts comme les vivants, di Giacomo peut-être. Il n’y a pas de question Bragadin, qu’on le laisse tranquille, il y a la question Casanova, qui reste entière et je l’ai à dessein bien précisé sur la couverture de ma brochure. Je vous la rappelle :
Mais le point qui importe est de savoir si la fuite nocturne sur les toits et à travers les salles du palais est arrivée comme elle est racontée.
A. D’ANCONA
J’ai possédé la réimpression de Bordeaux, l’ai lue il y a vingt ans, et, ne me doutant pas qu’il m’arriverait un jour de publier, l’ai donnée, pensant avoir l’évasion dans les Mémoires, où je supposais que Casanova l’avait insérée textuellement. Je n’ai donc pas choisi mon texte comme vous le supposez — le mien a été altéré, j’ai été trompé, votre rectification est juste. Quant à mes chiffres, je me rends sans défense. Votre estimation est exacte, ce n’est plus la distance vertigineuse de 25 pieds, c’est 4 mètres tout simplement, mais alors la question prend une tournure étrange, inattendue ; c’est ce ridicule petit chiffre ; nous vivons sous une hauteur de 3 mètres, élévation qui ne nous frappe pas ; nos enfants dans les gymnastiques d’école sautent 4 mètres, ils retombent sur du sable, il est vrai. Pourquoi ne sautait-il pas dans le grenier ? Nos gredins modernes s’évadant font de ces sauts. Il avait peur de se casser une jambe ? Mais je lui avais fourni deux moyens : attacher sa corde à une œillère faite le long du chambranle de la mansarde ou la grille mise en travers ; il a bien pensé, un moment, à ce moyen, en se servant de l’échelle, mais il l’a repoussé ; je lui en offre un troisième, puisqu’il a toujours son esponton dont la pointe ne s’émousse jamais, un trou dans la plaque de plomb qui est en avant de la mansarde ; mais il préfère jouer sa vie, en cherchant, trouvant, traînant, introduisant cette courte échelle.
Mais enfin, comme j’ai dit, moi, nue énormité fausse, je vous cède l’échelle. Vous me laisserez bien la péripétie de l’homme suspendu sur ses coudes au bord de la gouttière et sa crampe vaincue comme un enjolivement à effet ? Non, vous ne voulez pas ?
Vous me faites observer que, montant sur un toit, vous pouvez introduire une lame sous les toiles. Eh ! certainement, et après ? y trouvez-vous une force pour vous élever plus haut ? Ce toit était humide, glissant, il y insiste plusieurs fois. Non seulement Casanova n’avait rien pour appuyer ses pieds, mais il traînait un poids mort de plus de 100 livres, le moine ; il lui fallait trouver une force, c’est son esponton qu’il enfonce dans une lame de plomb en ramenant l’instrument sur lui et par lequel il se guinde. Or cette lame de plomb était en réalité enfoncée de cinq centimètres (c’est l’estimation du couvreur) sous l’autre et Casanova la suppose en dessus.
Tenez, bien que j’aie dans mon jardin, depuis longtemps, vous le supposez bien, le vrai toit du palais et l’esponton de Casanova, je suis bon prince, je vous cède toute la scène sur le toit ; il l’a escaladé malgré sa façon absurde, il a trouvé l’échelle, l’a traînée, introduite au péril de sa vie, il a même eu sa crampe ; je vous cède toute la page la plus pathétique du récit, la pièce la mieux montée et la plus brillante du feu d’artifice, je vous cède tout cela, et retournons dans la prison.
Dame ! là je ne puis plus rien vous céder, c’est la limite de mes concessions. Je ne vais pas chercher les interprétations des gens qui tiennent une plume ou la lancette du médecin, ce ne sont plus les récits d’Alexandre Dumas, Paul Féval et autres romanciers fantaisistes mes avocats consultants, ce sont les ouvriers qui travaillent le bois, les menuisiers, tout le travail de l’esponton tant par les mains de Casanova que par celles du moine ; ces trous circulaires à diamètre limité de huit pouces sont faits sur du bois ; ils se déclarent incapables de l’exécuter dans ces conditions. C’est un travail de lame, de scie ou de râpe à bois. Rien qu’avec une râpe à bois il aurait pu, à la rigueur, avec beaucoup de patience, s’en tirer. À tel résultat correspond tel système d’outils, pourvu toutefois qu’ils soient mis dans les conditions indispensables d’usage. Si je vous donne un carré de montre sans la monture, vous pouvez renoncer à savoir l’heure autrement que par le soleil ; si je donne à un charpentier un fer de hache sans le manche ; il peut rester chez le marchand de vins ; à un bûcheron une cognée non emmanchée, il peut rester assis sur son fagot ; à un graveur sur bois un burin sans la pommette de buis sur laquelle il appuie sa main, il faut qu’il renonce à vous livrer une gravure ; l’unique outil de Casanova est une pointe qui n’a pu servir que de levier.
J’avais supposé en chêne la porte de la chancellerie et dit que l’instrument lisse non emmanché fuyait en arrière de sa main d’autant plus loin que le coup était plus fort ; vous voulez qu’elle ait des panneaux de sapin encastrés dans un bois quelconque, je le veux bien avec vous ; alors, bien qu’il ne tienne pas son instrument par un manche, il peut d’un bon coup défoncer le panneau, avec la paume de sa main, poussant, tirant, désarticuler facilement tout le panneau de son encadrement ; c’est le premier pavé qu’a extrait difficilement un paveur, tout vient ensuite sans effort ; mais alors il enjambe et renonce à ces pointes effroyables en tous sens à travers lesquelles il n’aurait jamais pu passer. Faites l’expérience avec un mannequin d’atelier habillé, et vous vous en rendrez compte.
Et quand je vous aurai bien convaincu, comme je cherche à le faire, que tous ces trous circulaires faits sur du bois dans la prison sont impossibles, alors l’esponton et le morceau de marbre, bases de tout le récit, disparaissent, et, avec eux, les scènes du toit, les feuilles de plomb mises à l’envers, l’échelle, le bagage formidable et risible, mes 25 pieds et vos 4 mètres. Tout s’écroule comme un château de cartes. Vous touchez du doigt les mensonges et les invraisemblances. S’évanouissent ces ouvriers menuisier et serrurier, les deux plus bruyants du corps de métiers de la construction, qui, en deux heures, inaperçus, ayant apporté leurs matériaux entre leurs ailes d’anges, avec des marteaux d’ouate, des limes de velours, des scies de mousseline, n’ont pas attiré l’attention des membres du Conseil des Dix et des gens ayant affaire à eux qui sont au-dessous, dans la Bussola. Bassadona n’a plus à intimer le secret aux ouvriers et aux archers qui tous le gardent terrifiés sous sa menace (il oublie qu’il existe des bouches de lion pour les délateurs qui ne compromettent personne), il n’avait à menacer qui que ce soit, parce qu’il n’y a jamais eu ouvriers ou archers devant un trou qui n’existait pas. Disparaît la gasconnade de l’ongle que nous cassons, nous, si facilement, au moindre choc, mais qu’il a pu conserver si long, tout en faisant un travail d’ouvrier au fond d’un trou de 10 pouces de profondeur, et il le taille tout à coup en pointe n’ayant qu’une cuiller d’ivoire ! Un chirurgien avec le plus affilé des bistouris y arriverait difficilement sans le casser. Il oublie que quelques lignes auparavant il a reçu un panier et un poulet dont il peut utiliser les os longs. Et comment, direz-vous ? mais avec le même instrument. S’envolent aussi les feuillets de cette correspondance quotidienne verbeuse, explicative. Puisque le moine, se mouchant trois fois, lui donne le signal que l’esponton a fait son œuvre, c’est donc qu’on pouvait s’entendre de cachot à cachot, et reconnaissez que le geôlier les laissait communiquer par le corridor.
Dans les états de frais produits par Fulin n’est pas celui du plombier, qui aurait dû aller remettre en place, d’un côté, seize plaques de plomb depuis la gouttière jusqu’au grand faîte, de l’autre sept ou huit plaques depuis le toit de la mansarde jusqu’au grand faîte ; et c’est précisément le passage le plus fantastique de son récit, le plus impossible de ses actes.
Fulin dit : pour avoir fermé le trou par où l’on s’est enfui.
Or, au compte de Casanova, il y en a bien quatre : le trou où il démolit du bois pourri pour sortir dans la gouttière, le trou du plafond du moine, le trou dans le mur en briques qui sépare les deux cachots, et le trou du plafond de Casanova.
Qu’il se soit trouvé devant la porte de la chancellerie et qu’il l’ait démolie, ce n’est pas douteux ; il a certainement enfilé le grand escalier devant Andreoli stupéfait et descendu l’escalier des Géants. Mais comment s’est-il trouvé là ? C’est un secret que l’intéressé a emporté avec lui, que nos interprétations, nos discussions, nos petites trouvailles n’arriveront pas à percer, travail devant lequel ont reculé les deux plus forts, Fulin et d’Ancona.
Que dites-vous encore de cette lettre d’une page qu’en partant il éprouve le besoin d’écrire dans son même style emphatique ? Et cela au moment d’aller jouer sa vie dans une semblable entreprise ! Si poseur et ergoteur qu’on soit, on pense à autre chose, et il le fait dans une complète obscurité ! à l’encre ! ne sachant pas quand sa plume en manquait et où il en était de sa ligne !
Et cet esponton de fer qui s’améliore par l’usage ? Après la difficulté du terrazzo marmorin, ses facettes sont encore plus brillantes ! il en est émerveillé.
Toutes ces minuties, ces observations secondaires, ces mensonges qui se coudoient à chaque page, je ne les ai pas signalés dans mon travail parce qu’exposant et discutant en avocat les points majeurs, je les trouvais déjà assez ennuyeux pour l’auditeur. Je les estimais suffisants pour convaincre ; c’est contre la persistance de vos doutes que je vous les rappelle.
N’oubliez donc jamais la nature de charlatan gascon qu’il ne peut dépouiller. C’est le marchand de crayons Mangin avec son casque, c’est le vendeur de vulnéraire suisse faisant le boniment sur le devant de sa voiture en habit rouge galonné d’or, c’est l’homme à l’éperon d’or porté en sautoir avec un large ruban, c’est l’homme qui, prétend-il, allant se suicider pour une p…, va se noyer loin de chez lui avec les crosses de deux gros pistolets qui lui sortent des poches, entre dans une boutique acheter plusieurs livres de balles de plomb pour se rendre plus lourd, semblant crier aux passants : Retenez-moi ! Retenez-moi ! C’est le besoin d’exagérer et d’étonner.
Di Giacomo prétend que je suis le seul Casanoviste qui mette en doute la vérité du récit de l’évasion ; les lettres que je reçois depuis huit mois, et les articles de journaux que je n’ai pas demandés lui apprendraient que j’ai quelques compagnons, mais qui tous à la vérité partagent la désolation que j’ai avouée moi-même d’y voir clair. C’est Tage Bull, de Copenhague, qui rend les armes, m’appelle impitoyable et se chagrine, en bon Casanoviste qu’il est ; c’est le comte Soulages de Marsac, qui, convaincu, veut fermer les yeux et croire quand même ; et d’autres.
Tous les jours on découvre des mensonges de Casanova ; il est historien le matin, et romancier le soir. C’est Catarelo y Mori en Espagne, qui n’utilise pas les Mémoires parce qu’ils lui paraissent faux ; c’est Azevedo, historien portugais, qui prouve la non-existence de Pauline, cette histoire au ton douceâtre et poncif peu dans la nature du soupirant ; il a relu les dépêches diplomatiques ; tout est de l’invention de Casanova en Hollande ; Dieu seul sait si le banquier Hope a eu une postérité féminine.
En Angleterre, c’est Bleackley qui a cherché dans les journaux dont Seingalt donne le titre et n’a rien trouvé sur l’histoire de l’appartement à louer et du perroquet, Esther et Pauline emportées d’un seul coup2.
Casanova, je vous ai tenu parole, me voici. J’avais été voir un de nos Casanovistes dans une librairie où ils semblent s’être donné rendez-vous comme dans le champ clos réservé à leurs discussions. Voici les dernières qui s’élevaient à mon départ. Si, lors de votre premier séjour à Paris, vous n’auriez pas fait une petite apparition en Angleterre, dont vous n’avez jamais parlé ?
Qu’ils discutent, ça ne me louche plus, et je viens vers vous pour parler une dernière fois des Plombs de Venise.
Dans votre récit, je crois tout de votre captivité et pas un mot de votre évasion ; et pourtant, chose étrange, il n’est pas de Casanoviste qui l’admire plus que moi.
Je ne pouvais pas vous accorder de l’estime tout en reconnaissant votre immense valeur ; j’associais l’admiration que j’ai pour vous à celle que je ne puis refuser à de grands noms, savants, artistes, hommes d’état dont les bronzes décorent nos places, les noms désignent nos avenues et dont le dossier secret et honteux est conservé dans les archives discrètes et inviolables de la préfecture de police.
Vous souvenez-vous de notre dernière entrevue ? J’étais si attiré vers vous, vous m’aviez été si utile dans la vie, j’avais puisé dans votre philosophie tant de leçons pour conduire la mienne, j’étais si peiné de voir un homme tel que vous, mes types préférés si rares, les encyclopédistes qui ont passé en revue toutes les connaissances humaines, en être arrivés à ce degré d’abaissement, que j’ai cherché à relever de mon mieux, à donner une allure plus respectable à un mot qu’en somme nous n’aimons pas à prononcer parce qu’il touche à trop de choses malpropres ; je venais d’épingler sur votre dos un papier avec un nom infamant, mais j’avais consenti à vivre avec vous depuis vingt ans ; je trouvais cruel, je trouvais laid (demandez à mes amis tout ce que j’entends par ce mot) de vous pousser de l’épaule dans la fosse commune. J’ai voulu jeter quelques fleurs sur votre tombe.
L’adieu que je vous ai fait, et que je croyais être le dernier, a été fait sous l’empire d’une émotion sincère ; j’étais navré de vous quitter pour ne plus vous revoir ; le jeune débauché coupable a disparu, je n’ai plus vu que le vieillard, et moi, vieux, mais heureux, j’ai eu la vision de votre vieillesse si triste à Dux. Je me suis aperçu que j’avais autre chose que de l’admiration pour ce savant universel, pour le mathématicien, l’écrivain, le philosophe, le lettré, l’érudit, j’aimais l’homme, et Henri Roujon a bien deviné le lien qui nous unissait.
Si une portion de mon cœur a été à vous, c’est pour tous les mensonges de votre évasion qui avaient un but si noble et si généreux. Ce qui m’en frappe, c’est le côté moral. Ce n’est pas de m’émerveiller que, sans ressources, vous ayez fait tel et tel travail et d’y avoir réussi, ce qui me fait oublier de vous tous les côtés mauvais, c’est cette préoccupation constante de votre ami qui n’a pas quitté votre pensée un seul instant. En suivant Bassadona, que vous aviez acheté, c’est cette inquiétude toujours présente : pourvu que mon Bragadin ne soit pas soupçonné. Vous l’adoriez, vous vous seriez jeté au feu pour loi, vous flattiez sa folie pour le rendre heureux, mais vous étiez plein de respect et de vénération pour ce vieillard par lequel vous aviez conscience d’être aimé comme un fils et pour lequel vous n’avez jamais eu un geste de moquerie, causé par sa crédulité. Ce qu’il y a vraiment à admirer dans votre évasion, c’est d’avoir eu l’idée de Balbi, non pas une création de romancier à joindre à votre roman, un être fictif, à existence discutable, sans nom, aidant à l’invention de votre machine, mais un vrai Balbi en chair et en os, indiscutable, un être que vous aviez jugé déjà, dont vous connaissiez l’égoïsme et le manque d’initiative ; ce trait de génie inspiré par ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, la tendresse et la reconnaissance pour ceux qui nous ont fait la vie heureuse, le souvenir du service rendu ; ce qui est beau et louable en vous, c’est cette résolution d’emmener avec vous et quand même cet homme, que vous saviez ne pouvoir être pour vous qu’un embarras ou un danger, soutenu par cette pensée généreuse qui ne vous a pas quitté : Que mon père ne soit pas compromis, — pensée sublime dont vous avez escompté avec certitude le résultat heureux.
Que ceux qui vous méprisent avouent que vous avez été ce jour-là un homme de grand cœur.
Le livre qu'a conscré Pierre Grellet à Casanova est rempli de précisions vérifiées sur la présence de Casanova en Suisse.
Extraits du livre :
Après s'être installé, le premier soin du nouvel arrivant fut d'aller remettre sa lettre au portier de M. de Muralt. Puis il fut se promener au hasard.
Ses pas le conduisirent sans doute sur la terrasse de la cathédrale, qu’on reconnaît sous cette description aux traits assez effacés :
Arrivé sur une élévation d`où mes regards planaient sur une vaste campagne où serpentait une petite rivière, j’aperçus un: sentier qu`i1 me prit envie de suivre et qui mène à une sorte d`escalier. Je descendis une centaine de marches et je trouvai une quarantaine de cabinets que je jugeai être des espèces de loges pour se baigner.
Guidé par son instinct, l'aventurier s’était dirigé d'emblée vers un des plus mauvais lieux de la ville.
Les bains de la Matte, car c'est d'eux qu’il s'agit, étaient en effet, depuis fort longtemps, une maison de débauche. Nous ne suivrons point Casanova dans la visite qu'il fit, ce jour-là, aux Nymphes robustes qui peuplaient le bord de la rivière, ni dans celle qu'il leur renouvela le lendemain, accompagné cette fois-ci de sa belle gouvernante, costumée en homme et enveloppée dans une grande redingote bleue. Des pages comme celles où il étale cyniquement les débordements auxquels il se livra ne sont pas rares dans les Mémoires. Ce ne sont pas les plus intéressantes. En fréquentant Casanova, il faut s’inspirer de l’exemple d'un de ses contemporains et compatriotes, Lorenzo da Ponte,
le librettiste de Mozart, qui se plaisait à rechercher sa conversation toujours intéressante, prenant chez cet homme ce
qu’il y avait de bon et fermant les yeux, en faveur de son génie, sur ce que cette nature avait de pervers. Toutefois, comme un des objets de cette étude est de rechercher le degré de véracité qu'on peut accorder à la partie des Mémoires qui touche à la Suisse, on nous permettra de citer, sur 1’établissement de la Matte, quelques témoignages contemporains.
La liberté, ou plutôt la licence qui régnait dans certains bains suisses avait déjà frappé, au XVème siècle, les deux grands humanistes Poggio Bracciolini et Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur pape Pie II, qui en ont parlé dans des épîtres très connues. En ce qui concerne plus particulièrement la Matte, voici ce qu’on en peut lire dans le Journal d'Emígration, du comte d’Espinchal, sous la date du 25 août 1789 :
Je ne puis me dispenser de parler des bains publics établis sur la rivière. Il y a plusieurs de ces maisons, voisines les unes des autres. Ces bains sont servis par des femmes. Lorsque vous faites préparer votre bain, les filles de la maison arrivent successivement, chacune apportant quelque chose, l’une du vin, l`autre du pain, l'autre du fromage. Celle qui paraît vous plaire reste avec vous et ne mettant point de borne à sa complaisance, se met sur le champ dans le bain avec vous. Il s`en trouve quelquefois de très jolies. Cet endroit s`appelle Lammat. Il y a quelques années, M. le duc d`Orléan1s (qui portait encore le titre de duc de Chartres), accompagné du comte de Genlis et du marquis de Fénelon, ses dignes acolytes, fit un tour en Suisse. Il vint a Berne. Les magnifiques seigneurs le reçurent avec distinction. On le promena par la ville. Toute la bonne compagnie s’était rassemblée sur la plate-forme pour le voir: il s’informe tout haut et sans pudeur où est Lammat et laisse effrontément tout le monde pour se rendre publiquement dans ce mauvais lieu. Lorsque je fus en Suisse, en 1783, on me montra celle qui avait servi aux plaisirs du prince et qu'on n'appelait pas autrement que «la duchesse de Chartres ››.
La version de Casanova :
Histoire de ma vie Brockhaus-Plon Volume VI Chapitre Vlll pages 181-187
Arrivé dans un endroit de l’émínence de la ville, où je voyais la vaste campagne et une petite rivière, je suis descendu cent degrés au moins, et je me suis arrêté voyant trente ou quarante cabinets qui ne pouvaient être que des loges pour des gens qui voudraient prendre des bains. Un homme à mine honnête me demanda si je voulais me baigner, et lui ayant répondu que oui, il m’ouvrit une loge, et voilà une quantité de servantes qui courent à moi. L’homme me dit que chacune aspire à l’honneur de me servir dans le bain, et que c’était à moi choisir celle que je voulais. Il me dit que moyennant un petit écu je payerais le bain, la fille, et mon déjeuner aussi. Je jette le mouchoir. comme le grand Turc, à celle qui me revenait le mieux, et j'entre. Elle ferme la porte en dedans, elle me met en pantoufles, et boudant, ne me regardant jamais au visage, elle met mes cheveux et mon catogan sous un bonnet de coton, elle me déshabille; et quand elle me voit dans le bain, elle se déshabille aussi, et elle y entre sans m'en demander la permission; et elle commence à me frotter partout excepté dans l’endroit que voyant couvert de ma main, elle devina que je ne voulais point qu’elle y touchât. Lorsque je me trouve assez frotté, je lui demande du café. Elle sort du bain, elle sonne, et elle ouvre. Puis elle rentre dans le
bain sans se gêner dans ses mouvements tout comme si elle avait été vêtue. Une minute après une vieille femme nous porte du café, puis elle s’en va, et ma baigneuse sort de nouveau pour refermer la porte puis se remet à la même place. J’avais déjà vu, quoique sans m’y arrêter, que cette servante avait tout ce qu’un amant passionné se figure de plus beau dans un objet dont il est épris. Il est vrai que je sentais que ses mains n’étaient pas douces, et qu’il se pouvait que sa peau au tact ne le fût pas non plus, et je ne voyais pas sur son visage l’air distingué que nous appelons de noblesse, et le riant que l’éducation donne pour annoncer la douceur, ni le fin regard qui indique des sous-entendus, ni les grimaces agréables de la réserve, du respect, de la timidité et de la pudeur. A cela près ma Suissesse
à l’âge de dix-huit ans avait tout pour plaire a un homme qui se portait bien, et qui n’était pas ennemi de la nature; mais malgré cela elle ne me tentait pas.
Eh quoi ! Me disais-je, cette servante est belle, ses yeux sont bien fendus, ses dents sont blanches, l’incarnat de son teint est le garant de sa santé, et elle ne me fait aucune sensation ? Je la vois toute nue, et elle ne me cause la moindre émotion ? Pourquoi ? Ce ne peut être que parce qu’elle n’a rien de ce que la coquetterie emprunte pour faire naître l’amour. Nous n’aimons donc que l’artifice et le faux, et le vrai ne nous séduit plus lorsqu’un vain appareil n’en est pas l’avant-coureur. Si dans l’habitude que nous nous sommes faite d’aller vêtus, et non pas tout nus, le visage qu'on laisse voir à tout le monde est ce qui importe le moins, pourquoi faut-il qu’on fasse devenir ce visage le principal?
Pourquoi est-ce lui qui nous fait devenir amoureux? Pourquoi est-ce sur son témoignage unique que nous décidons de la beauté d’une femme, et pourquoi parvenons-nous jusqu’à lui pardonner, si les parties qu’elle ne nous montre pas sont tout le contraire de ce que la jolie figure nous les a fait juger? Ne serait-il pas plus naturel et plus conforme à la raison, et ne vaudrait-il pas mieux aller toujours avec le visage couvert, et le reste tout nu, et devenir amoureux ainsi d’un objet, ne désirant autre chose pour couronner notre flamme qu’une physionomie qui répondrait aux charmes qui nous auraient déjà à fait devenir amoureux ? Sans doute cela vaudrait mieux, car on ne deviendrait alors amoureux que de la beauté parfaite, et on pardonnerait facilement quand à la levée du masque on trouverait laid le visage que nous nous serions figuré beau. Il arriverait de la que les seules femmes qui auraient une figure laide seraient celles qui ne pourraient jamais se résoudre à la découvrir, et que les seules faciles seraient les belles; mais les laides ne nous feraient pas au moins soupirer pour la jouissance; elles nous accorderaient tout pour n`être pas forcées à se découvrir, et elles n’y parviendraient à la fin que lorsque par la jouissance de leurs véritables charmes elles nous auraient convaincus que nous pouvons facilement nous passer de la beauté d’une figure. ll est d’ailleurs évident et incontestable que l’inconstance en amour n`existe qu’à cause de la diversité des figures. Sion ne les voyait pas,
L’homme se conserverait toujours amoureux constant de la première qui lui aurait plu.
Sortant du bain, je lui ai donné les serviettes, et lorsque je me suis vu bien essuyé, je me suis assis, et elle rn’a passé ma chemise, puis telle qu’el1e était elle m’a coiffé. Dans ce même temps je me suis chaussé, et après m’avoir bouclé les souliers, elle s’habilla dans une minute, l’air l’ayant déjà séchée. Dans le moment de m’en aller je lui ai donné un petit écu, puis six francs pour elle-même;
mais elle me les rend avec un air de mépris, et elle s’en va. Ce trait me fit retourner à mon auberge, mortifié, car cette fille s’était crue méprisée, et elle n’était pas faite pour l’être.
Après souper je n’ai pu m’empêcher de conter à ma bonne toute cette histoire en détail qu’elle écouta avec la plus grande attention et y faisant des commentaires. Elle me dit qu’elle n’était certainement pas jolie, car je n’aurais pu résister aux désirs qu’elle m’aurait inspirés, et qu'elle serait bien aise de la voir. Je lui ai offert de la conduire là-bas, et elle me dit que je lui ferais plaisir; mais qu'elle devait s'habiller en homme. Après m’avoir dit cela elle se lève, et un quart d’heure après je la vois devant moi bien vêtue avec un habit de Leduc, mais sans culottes, car elle ne put pas les mettre. Je lui ai dit de se servir des miennes; et nous mîmes la partie au lendemain matin. Je l’ai vue devant moi à six heures tout habillée, et avec une redingote bleue qui la déguisait à merveille. Je me suis vite habillé, et ne nous souciant pas de déjeuner, nous allâmes à la Mata. C’est le nom de l’endroit. Ma bonne, animée par le plaisir que cette partie lui faisait, était radieuse. Il était impossible que ceux qui la voyaient
ne s’aperçussent que son habit n`était pas celui de son sexe, aussi se tint-elle tant qu’elle put, enveloppée dans la redingote.
A peine descendus, voila le même homme qui nous de mande si nous voulions un bain pour quatre, et nous entrons dans la loge. Les servantes paraissent, je montre à ma bonne la jolie qui ne m’avait pas séduit, et elle la prend; j’en prends une autre grande et bien faite à l’air fier, et nous nous enfermons. Je me laisse vite coiffer par la mienne, je me déshabille et j’entre dans le bain, et ma nouvelle servante fait la même chose. Ma bonne allait lentement; la nouveauté de la chose l’étonnait, elle me paraissait repentie de s’être engagée, elle riait me voyant là entre les mains de la grande Suissesse, qui me frottait partout et elle ne pouvait pas se déterminer à ôter sa chemise; mais enfin une honte a vaincu l’autre, et elle entra dans le bain m’étalant presque par force toutes ses beautés; mais elle dut se laissera servir par moi sans cependant dispenser l’autre d’entrer et de faire son devoir.
Les deux servantes, qui s’étaient déjà trouvées plusieurs fois dans des parties pareilles, se mirent en position de nous divertir avec un spectacle qui m`était très bien connu, mais que ma bonne trouva tout à fait nouveau.
Elles commencèrent à faire ensemble la même chose qu’elles me voyaient faire avec la Dubois. Elle les regardait très surprise de la fureur avec laquelle la servante que j’avais prise jouait vis-à-vis de l'autre le rôle d’homme. J’en étais aussi un peu étonné, malgré les fureurs que M.M. et C.C. avaient offertes a mes yeux six ans avant ce temps-là, et dont il était impossible de s’imaginer quelque chose de plus beau. J e n’aurais jamais cru que quelque chose pût me distraire ayant entre mes bras pour la première fois une femme que j'aimais, et qui possédait parfaitement tout ce qui pouvait intéresser mes sens ; mais l’étrange lutte dans laquelle les deux jeunes ménades se débattaient l’occupait aussi. Elle me dit que la prétendue fille que j'avais prise était un garçon malgré sa gorge, et qu’elle venait de le voir. Je me tourne, et la fille même, me voyant curieux, met devant mes yeux un clitoris, mais monstrueux et raide.
J e dis ce que c’était à ma bonne tout ébahie, elle me répond que ce ne pouvait pas être cela, je le lui fais toucher et examiner, et elle doit en convenir. Cela avait l’air d’un gros doigt sans ongle, mais il était pliant ; la garce qui convoitait ma belle gouvernante lui dit qu’il était assez tendu pour le lui introduire, si elle voulait bien le lui permettre, mais elle n’a pas voulu, et cela ne m’aurait pas amusé. Nous lui avons dit de poursuivre ses exploits avec sa camarade, et nous rimes beaucoup, car l’accouplement de ces deux jeunes filles, quoique comique, ne laissait pas d’exciter en nous la plus grande volupté. Ma bonne excédée s’abandonna entièrement à la nature allant au-devant de tout ce que je pouvais désirer. Ce fut une fête qui dura deux heures, et qui nous fit retourner a notre auberge très contents. J’ai donné aux filles, qui nous avaient bien amusés, deux louis; mais non pas avec l’intention d’y retourner. Nous n’en avions
pas besoin pour poursuivre à nous entredonner des marques de notre tendresse. Ma bonne devint ma maîtresse, et véritable maîtresse, faisant mon bonheur parfait, comme je faisais le sien pendant tout le temps que j’ai passé à
Berne. Étant déjà parfaitement guéri nulle triste suite troubla notre contentement réciproque. Si les plaisirs sont passagers, les peines le sont aussi, et lorsqu’en jouissant, nous nous rappelons celles qui précédèrent la jouissance,
nous les aimons, et hœc aliquando meminiss juvabit.
A dix heures on m’annonça l’avoyé de Thune. Cet homme habillé à la française en habit noir, grave, doux, poli et d’un certain âge, me plut. C’était un des sages du gouvernement. Il voulut par force me lire la lettre que M. de Chavigni lui avait écrite; je lui ai dit que si elle avait été décachetée je ne la lui aurais pas portée. Il me pria à dîner pour le lendemain chez lui en hommes et en femmes, et pour le surlendemain à souper en hommes. Je suis sorti avec lui,
et nous allâmes à la bibliothèque, où j’ai connu M. Félix, moine défroqué, plus littérateur que lettré, et un jeune homme nommé Schmith, lettré qui promettait, et qui était déjà bien connu dans la république littéraire. Un docte (5) en histoire naturelle, qui savait par cœur dix mille noms des différentes coquilles m’ennuya parce que sa science m’était tout à fait étrangère. Entre autres choses, il me dit que l’Aar, rivière renommée du canton, avait de l’or dans ses sables; je lui ai dit que toutes les grandes rivières en avaient, et il me parut ne pas en convenir.
J’ai dîné chez M. de Muralt avec les quatre ou cinq femmes de Berne qui avaient la plus grande réputation, et elles m’en semblèrent dignes principalement une dame de Saconaï fort aimable et instruite. Je lui aurais fait ma cour si j’avais fait un plus long séjour dans cette capitale de la Suisse, si la Suisse pouvait avoir une capitale. Les dames de Berne se mettent bien, quoique sans luxe puisque les lois le défendent; elles ont 1’air aisé, et elles parlent très bien français. Elles jouissent de la plus grande liberté, et elles n’en abusent pas, malgré la galanterie qui anime les coteries, car la décence y est observée. J’ai remarqué que les maris n’y sont pas jaloux, mais ils exigent qu’à neuf heures elles soient toujours à la maison pour souper en famille. Dans trois semaines que j’ai passées dans cette ville, une femme de quatre-vingt cinq ans m’intéressa à cause de ses connaissances en chimie. Elle avait été bonne amie du fameux Boherave. Elle m’a montré une lame d’or qu’il avait faite à sa présence, et qui avant la transmutation était de cuivre. Elle m’assura qu’il possédait la pierre; mais elle me dit qu’elle n’avait la qualité de prolonger la vie que quelques années au-delà du siècle. Boherave selon elle n’avait pas su s'en servir. ll était mort d’un polype entre le cœur et le poumon avant d’être parvenu à la parfaite maturité qu’Hippocrate fixe à l’âge de soixante et dix ans. Les quatre millions qu’il laissa à sa fille démontraient qu’il possédait l’art de faire l’or. Elle me dit qu’il lui avait fait présent d’un manuscrit dans lequel tout le procédé se trouvait, mais qu’elle le trouvait obscur.
- Publiez-le.
- Dieu m’en préserve.
- Brûlez-le donc.
- Je n’en ai pas le courage.
Le chateau de Dux (Duchcov)
Un texte en anglais par Marco Leeflang Cliqur pour télécharger le document
Un texte passionnant d'Olia i Klod dont le site est fort bien fait :
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Le texte complet au format PDF du travail de Pablo Günther sur les voyages de Casanova et ses moyens de transport.
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Edition de la Sirène. Introduction du volume 2 - Texte d'Aldo Rava
La société vénitienne (il ne faut pas se la représenter comme allant tous les jours au bal, au théâtre ou au veglione) se retrouvait volontiers le soir dans des « conversations ››.
Des dames, des gentilshommes, des lettrés, des artistes, des abbés, des étrangers se réunissaient d la tombée de la nuit dans des maisons amies à seule fin de causerie.
Dans les beaux salons tendus d'étoffes de couleur tendre ou décorés de stucs, garnis de gracieux meubles rococo, et la clarté des lustres dorés se reflétant dans les miroirs de Murano, non seulement on jouait, on faisait de la musique, on nouait des intrigues amoureuses, mais encore on s'adonnait au charme d'une conversation enjouée et agréablement satirique. Anecdotes, pointes, éclats de rires animaient les dialogues et les discussions tenus dans ce dialecte vénitien si vif et si coloré. «Les dames les plus connues y luttaient de verve et d'esprit, non moins que les comédiennes qui trouvaient la des amis, des protecteurs et même des occasions de dauber sur leurs rivales. Un roman du trop fécond abbé Chiari, la Commediante in fortuna, roman alors très lu, nous initie aux habitudes du monde vénitien. L'héroïne du livre nous présente les familiers de son salon : « Il y avait notamment un certain seigneur Vanesio, d’origine inconnue et, disait-on, irrégulière, bien tourné de sa personne, le teint olivâtre, les manières affectées, et d'une hardiesse qu'on ne peut dire. Il voulait s'instituer mon sigisbée, mais il n'avait rien qui put me plaire. Cet homme était un de ces phénomènes qu'enfante l'air des villes, dont on ne sait comment ils brillent, entendez comment ils s'arrangent pour vivre et vivre en gens de qualité, ne possédant ni biens au soleil, ni emplois, ni même ce savoir-faire qui donnerait une raison d’être honorable à leur luxe. Épris jusqu'au fanatisme des choses d’outre-monts, Vanesio ne jurait que par Londres et Paris, comme si le monde n'eût pas existé hors de ces deux illustres capitales. De fait, il y avait séjourné quelque temps, mais avec quelle figure et suivant quelle fortune ? Londres et Paris réglaient sa vie, ses costumes, ses études, je veux dire ses déportements. Toujours d'aspect soigné comme un Narcisse, poitrinant et gonflé comme un ballon, toujours en mouvement comme un moulin, il n'avait souci que de se montrer partout, de courtiser toutes les femmes et de chercher tous les moyens d'acquérir argent ou faveurs amoureuses. A cet avare il parlait d'alchimie, il pindarisait avec les femmes, s'entretenait avec les grands d'affaires politiques, bref s'occupait de tout avec tous, et toujours, aux yeux des gens sensés, il se couvrait de ridicule. Subtil autant que l'air dont sa tête était remplie, il était le même jour l'ami et l'ennemi mortel de la même personne. En ma présence il m'élevait aux astres ; il me précipitait aux plus basses régions des que j’avais tourné le dos. Je le répète, sa politique était d'être tout à tous. Ensuite de quoi, chacun avant un caractère différent, il ne devait être l’ami de personne. »
On voit qui est Vanesio. Seule la haine de Chiari contre Casanova, qui fut un de ses adversaires les plus acharnés dans sa lutte contre Goldoni, pouvait inspirer au prolixe et médiocre écrivain un portrait aussi frappant. Nous y retrouvons non seulement l'aspect physique du célèbre aventurier, tel que l'a gravé Berka au frontispice de l' Icosaméron, mais toute sa personne morale nous saute à l'esprit, sa vie tout entière, et sa raison de vivre, et jusqu'à la totale révélation de son époque, toute d'aventures et de galanteries.
C'est à Venise que le chevalier de Seingalt, le futur maître des exploits amoureux et des aventures, devait trouver le théâtre idéal de ses hauts faits. Non que, comme on le dit parfois, Venise fût plus corrompue que les autres villes d'Europe; aux rives de la Seine, et du Danube, et de la Sprée, tout autant qu'au bord des lagunes, les peuples, fatigués d'aventures et de batailles, s'étaient réfugiés dans une mollesse oisive et pleine de séductions. La paresse, les mœurs corrompues, le luxe immodéré, les intrigues d'amour, le jeu, étaient vices communs â toute l'Europe. L'aristocratie, énervée pour avoir trop longtemps dominé, gorgée de richesses, empoisonnée de flatteries, s'était peu a peu désintéressée du bien public pour ne s'occuper que de son propre bien-être. La bourgeoisie n'avait encore ni le pouvoir ni la valeur morale suffisante pour se substituer à ses maîtres, et le peuple, avide, ignorant, superstitieux, végétait, content de ramasser les miettes du festin. Mais à Venise, la douceur de l'air, les mœurs aimables et le décor unique au monde, créé par le génie de ses artistes, donnaient plus de facilités et de séductions au vice. La se rassemblaient les oisifs venus de tous les points de l'Europe pour dépenser leurs richesses, ou pour chercher les gains faciles, ou encore pour s'enivrer de cette atmosphère lourde de parfums et de boisons, dans ce paradis des escrocs, des Ganymèdes, des courtisanes et des entremetteurs.
Quant au Gouvernement, il ne lui restait plus des temps glorieux que le nom et la pompe extérieure. La mollesse ambiante l'avait gagné ; les institutions se ruinaient lentement, la religion manquait de foi, les lois étaient impuissantes, le commerce languissait, les mœurs étaient tombées a un point de relâchement incroyable. Les magistratures, qui naguère avaient gouverné avec une sévérité inflexible, ne subsistaient que par tradition, dissimulant leur impuissance et leur inutilité sous le rayonnement de l'ancienne splendeur. Qui ne s'occupait des affaires publiques jouissait d'une absolue liberté et pouvait escompter une indulgence sans bornes, liberté et indulgence par ailleurs indispensables au régime politique. En effet, l'aristocratie, désireuse avant tout de conserver le pouvoir, voyait assez volontiers les citoyens s'adonner aux plaisirs. Le Carnaval, les fêtes, le jeu, l’amour lui permettaient de gouverner à sa guise.
Et le peuple acceptait de bon gré le rôle facile qui lui était dévolu. Il se pressait en foule autour des cortèges magnifiques, acclamait le nouveau doge qui descendait place Saint Marc pour y faire largesses, emplissait les Mercerie tour fêter l'élection d'un Procurateur, assiégeait les boutiques de la Foire, envahissait les portes des églises et des palais ouverts en des occasions solennelles, admirant sans les envier les riches décorations, les costumes magnifiques, les illuminations, toujours joyeux, toujours prêt à crier « Vive saint Marc », bruyant mais respectueux, obéissant aux sbires et aux agents de la République. Outre les fêtes célébrées à date fixe pour commémorer des événements historiques ou politiques, les occasions ne manquaient pas d'organiser des réjouissances extraordinaires ainsi l'arrivée d'un souverain étranger qu'il s'agissait de satisfaire de toutes façons, d'émerveiller par des cérémonies somptueuses, d'étonne par le spectacle vraiment surprenant d'un peuple joyeux et content. Quatre patriciens des plus fortunés étaient attaches à la personne du monarque ; des sommes importantes étaient affectées à une réception digne de lui. Des cortèges de barques richement parées allaient à sa rencontre, on le logeait dans un palais ou venaient abonder les présents de gibier, de poisson, de vins, de liqueurs, de pâtisseries, de cristaux et de miroirs de Murano. On le conduisait quelquefois masqué, au théâtre, au Ridotto, on l'invitait aux bals que les notables donnaient en son honneur, à grand étalage d'argenterie, de velours, de draps d'or, de cierges par milliers. Il assistait aux célèbres régates et à l’illumination féerique du Grand Canal et du bassin de Saint Marc, aux dîners, aux soupers, aux tauromachies, aux défilés de chars représentant des allégories ou des sujets mythologiques.
Non moins somptueuses étaient les fêtes traditionnelles de la République. La plus célèbre était la fête de la Sensa ou Ascension, par laquelle étaient commémorées les origines maritimes, guerrières et commerciales de la grandeur vénitienne. Ce jour-la, sur le Bucentaure, magnifique bâtiment grand comme un vaisseau de guerre, mais étincelant d'or et drapé de velours rouge, et mu par l'effort cadencé de plus de cent rameurs, le Doge et la Signoria, les Magistrats, le Patriarche et les Ambassadeurs étrangers, partis du bassin de Saint Marc passaient entre deux rangs de navires de guerre ou de commerce pavoisés, escortés d'embarcations, péotes, gondoles et barques, dans le tonnerre de l’artillerie, aux sons des musiques, aux acclamations de la foule. Arrivé à Sant'Andrea del Lido, le Doge accomplissait le rite nuptial de l'anneau qu'il jetait dans la mer en prononçant les paroles fameuses: Desponsamus te, Mare, in signum veri perpetuíque domínii;
Au retour, un banquet fastueux était dressé dans le Palais ducal et, le soir, tous les convives assistaient au fresco, fêtes nautiques sur le canal de la Giudecca et au Lido, tandis que, place Saint~Marc, on inaugurait la Foire, vaste édifice d'aspect architectural, construit en bois et offrant à l’intérieur et å l'extérieur d'élégantes boutiques, rendez-vous tumultueux, pendant quinze jours, des Vénitiens et des étrangers de tout rang.
Venaient ensuite les fêtes historiques, célébrant les fastes de la République, entre autres celle commémorant, le jeudi gras, la victoire des Vénitiens sur le patriarche d'Aquilée., Ce jour-la le peuple assistait au « vol » d'un marin qui se laissait glisser le long d’un cordage de la pointe du Campanile jusqu'a terre. On représentait aussi les Forces d'Hercule, les hommes du peuple les plus gaillards grimpant les uns sur les autres formaient des figures compliquées et dangereuses. Puis la foule s’abandonnait complètement à la joie. Sur la place, sur la Piazzetta, sur le quai des Esclavons, devant les baraques où l'on exhibait des monstres humains et les animaux les plus étranges, autour des jeux en plein air, des charlatans, des chante-histoires, des marchands de friandises et de parfums, dans l’intérieur et sur la terrasse des innombrables cafés, au bruit assourdissant des trompettes et des clochettes, sous le jet des coriandres, dans les bals improvisés, les masques tourbillonnaient jusqu'â. la nuit avancée.
Le masque n'était pas seulement un attribut de carnaval, un ornement passager. C'était aussi un accessoire vestimentaire commode et discret, que l'on portait des semaines et des mois, non plus en temps de carnaval, mais en automne par exemple, pendant la foire de l'Ascension, ou dans des occasions extraordinaires telles que l'élection d'un doge. Revêtu du tabarro et de la baüta, homme ou femme, on pouvait librement se mêler à la foule on avait de ce fait revêtu un caractère qui délivrait de toute sujétion de fonction publique, d'âge, de sexe, de nationalité. Le Procurateur, le prêtre, l’Inquisiteur d'État, la femme du monde, le prince étranger de passage, quand ils avaient pris le masque, le masque bien connu, blanc, en forme de bec, devenait une baüta. Le magistrat tirait parti de cet incognito pour pousser ses enquêtes, les femmes pour chercher aventure ; en profitaient aussi les amoureux jaloux, le gentilhomme, le marchand, le vieillard, le greluchon. Imaginez combien ce déguisement, a la faveur des calli étroites et du mystère des gondoles, favorisait intrigues et aventures!
La fête la plus caractéristique était celle des régates, où le peuple vénitien apportait toute sa sensibilité poétique et tout son amour de la tradition. Être vainqueur aux régates était l’ambition constante et dominante du gondolier. L’honneur de la victoire rejaillissait jusqu'à ses nobles patrons. A l'époque des régates auxquelles participaient quelquefois même des femmes, le Grand Canal prenait un aspect féerique. Entre les palais des deux rives, tendus de damas et de tapisseries, bondés d'une foule bariolée et turbulente, allaient et venaient incessamment gondoles et barques, décorées richement et souvent avec la plus exquise fantaisie. On en voyait en forme de galères, de dragons, de divinités marines, de trophées militaires; d'autres figuraient d'étranges curiosités des pays exotiques, ou bien les quatre Éléments, les Arts, les Saisons, les Heures, des personnages de comédie.
Tout événement était prétexte à réjouissance : naissances, baptêmes, fiançailles, mariages, fêtes de saints, prises de voile donnaient motif à des réceptions, à des banquets, à des bals, à des soupers avec grand étalage de décorations d'intérieur et de costumes magnifiques.
Bourgeois et patriciens rivalisaient de faste. J'ai sous les yeux un registre ou sont inscrites les dépenses faites à l'occasion de la prise de voile d'une jeune fille de la famille Vendramin. Elle entrait au couvent de Saint-Zacharie, un des mieux fréquentés de la ville, avec des cérémonies dignes d'une reine. On distribua des pâtisseries de toute sorte, des rafraîchissements et des fleurs pour plusieurs centaines de ducats. Nombreux étaient les recueils de vers de circonstance, imprimés et relies richement que l'on offrit aux parents et aux amis, et ou s'étaient exercés a bon compte les plus fâcheux poètes.
Quant au peuple, pour sa part, il organisait les Sagre, petites fêtes de plein air qui mettaient en tumulte les petites et les grandes places pour la fête d'un saint, pour l'élection d’un curé. Tous, et les plus pauvres, luttaient à qui mettrait au vent le plus de bannières et d'étoffes, à qui mieux décorerait sa boutique, cependant que les marchands ambulants installaient en hâte baraques et cuisines pour vendre les gourmandises de la saison. Et toujours, naturellement, musiques, bals et chansons.
Mais la vraie, la grande passion des Vénitiens au XVIIIème siècle fut le jeu. On jouait dans les maisons, dans les « ritrovi », dans les cafés, dans les rues, malgré les défenses, et surtout au Ridotto. Le Ridotto! Lieu de réunions immortalisé par le pinceau de Longhi et de Guardi, où seuls les nobles pouvaient tenir la banque, revêtus de la toge et non masqués, comme si une telle obligation devait obvier à la ruine de milliers de familles. Les jeunes gens inexpérimentés s'empressaient vers ce lieu de perdition, et facilement ils y devenaient la proie des aigrefins et des courtisanes. En 1774 seulement, après une longue série de scandales, le Grand Conseil devait en ordonner la fermeture par un vote solennel et presque unanime.
On jouait aussi beaucoup dans les casíni, petits appartements meublés richement, et souvent avec un goût raffiné, et que les patriciens possédaient généralement aux environs de la place Saint-Marc.
On s'y réunissait entre amis sans avoir besoin de se rendre dans les palais éloignés. La plus grande intimité y régnait, en l’absence des domestiques indiscrets. C’étaient des lieux de rendez-vous commodes et discrets ou l'on bavardait, jouait, soupait; on allait y déposer le masque ou au contraire s'y masquer. Les premiers casíni dont on retrouve trace dans les archives datent du XVIe siècle. Peu å peu leur nombre s'accrut, encore que, devant le désordre et le scandale, les inquisiteurs en eussent fait fermer plus d'un. Au XVIIIe siècle, les casini firent fureur; il y en avait a San Moise, calle del Ridotto, et la Frezzeria. Le doge Lorédan lui-même avait le sien au-dessus des Procuraties, et tout le monde connaît la description faite par Casanova du casino très somptueux, propriété de l’ambassadeur d'Angleterre, et qu'il loua pour y recevoir la mystérieuse M .M . Ce casino était pourvu des commodités les plus raffinées, notamment d'une ouverture bien dissimulée par laquelle on passait les mets sans que les maîtres pussent être vus par leurs domestiques. De ces casíni, devenus furieusement de mode, non seulement les patriciens en possédaient, mais aussi les bourgeois, les étrangers et iusqu'aux dames qui ne s'y réunissaient pas uniquement pour tricoter. Oui, les dames elles-mêmes! et l'on peut voir encore, sur le pont des Baretteri, miraculeusement conservé, avec ses stucs polychromés et ses glaces de Murano, le casino de la procuratrice Venier.
Les théâtres étaient aussi très courus, théâtres de comédie, théâtres lyriques. On comptait a Venise, au XVIIIème siècle, tant publics que privés, quatorze théâtres jouant du commencement d'0ctobre au mois de mai et toujours fréquentés, au point de faire dire à Gasparo Gozzi : « Toutes les maisons sont à louer les soirs de spectacle. »
On donnait la comédie en automne et pendant le carnaval. Le peuple qui y affluait, par ses disputes, son tapage, ses saillies, formait à lui seul un spectacle, tandis que les patriciens, qui arrivaient masqués, ne manquaient pas de fêter de leurs loges sur le parterre des écorces d'oranges et parfois même des crachats. Au théâtre, ordinairement, pas de gardiens de l'ordre, mais, se faufilant partout, de nombreux espions, de ces fameux « confidents », habiles s'il en fut a rapporter aux Inquisiteurs tout ce qui leur paraissait suspect ou contraire aux lois. Au XVIIIème siècle, à Venise, le théâtre de comédie se transforme profondément. Grâce au génie de Goldoni il s'élève jusqu'au grand art. Mais que de colères, que de jalousies chez les adversaires acharnés de cette réforme! De part et d'autre des satires, des injures furent échangées, et l'on pense bien que Casanova, naturellement batailleur et verbeux, n'y demeura pas étranger.
L'opéra, sérieux ou bouffe, était représenté, non seulement en automne et pendant le carnaval, mais aussi pendant la foire de l'Ascension. C'était le spectacle vénitien par excellence, auquel assistait la société la plus choisie. Mais là non plus tout n'allait pas sans embarras. Le public se passionnait, non seulement pour la musique, mais aussi pour les chanteurs et les danseuses, les applaudissait à tout rompre, les couvrait de fleurs, de sonnets et de bonbons, leur lâchait des pigeons, tandis que les plus frénétiques, se penchant hors des loges, criaient qu'ils allaient se précipiter sur la scène aux pieds de la diva. D'autres, jaloux et mis en fureur par le bruit, hurlaient et sifflaient. Et la ville se divisait en deux partis, pour ou contre le librettiste, le musicien, ou les chanteurs, ou le maître de chœurs. De là des polémiques, des discussions à l'infini, dans les cafés, dans les casini, dans les « ritrovi » et jusque dans la sévère enceinte du Palais ducal.
Les Vénitiens, d'ailleurs, ainsi que l'a dit un illustre historien, par éducation et par goût, étaient tous épris de musique. Déjà le président de Brosses avait observé que «l’affolement de la nation pour cet art est inconcevable ». Les patriciens dans leurs demeures, les bourgeois dans les académies, les gens du peuple dans les rues et sur les places, les gondoliers sur les canaux, tous jouaient et chantaient. La musique triomphait, non seulement au théâtre, mais dans des concerts de plein air. Douces nuits de lune, enchantement éternel des artistes et des amoureux! Les nombreuses barques parcouraient le Grand Canal, balançant des lampions multicolores, au son des instruments et des chœurs populaires, tandis que de cette gondole perdue dans la nuit s'élevait une voix de femme jetant à la brise un chant de langueur et de volupté.
Et la musique triomphait dans les églises, dans de fréquentes messes solennelles, et dans les conservatoires, dans les asiles, dans les maisons d'assistance ou l'on apprenait aux fillettes orphelines la musique et le chant. Quatre de ces institutions, dirigées par les meilleurs musiciens des écoles de Venise et de Naples, luttaient entre elles, non seulement dans les cérémonies religieuses, mais dans les concerts. C’étaient la de vraies fêtes d'art auxquelles assistaient la meilleure société, les étrangers les plus notoires. Quelquefois, malgré leur caractère profane, le nonce du Pape présidait ces cérémonies. On distribuait à la porte les livrets des oratorios avec le nom des principaux artistes et l'on applaudissait les chanteurs, on discutait de leur mérite. Le ton de ces réunions était d'un exquis raffinement. Une toile très vivante de Francesco Guardi nous a conservé le souvenir de l'une d'elles. On y assiste â l’exécution d'une cantate par les élèves des quatre hôpitaux, réunies au nombre de cent dans la salle de l'Harmonie Philharmonique et divisées en trois classes. Rien ne nous échappe de la scène caractéristique retracée par le célèbre peintre, ni le luxe des décorations, ni le remue-ménage des « andriennes » et des « velade » (1), ni le va-et-vient mystérieux des baüte, ni la tache blanche des perruques, ni même le frémissement des archets. La morale, on le comprend, ne trouvait pas toujours son compte a ces mondanités. Les jeunes filles étaient bien séparées du public pendant l'exécution des morceaux, les règlements défendaient bien à tout homme, le maître de musique excepté, d'en approcher; mais les visites étaient, certains jours, autorisées jusqu'a 9 heures du soir. Alors les jeunes gens courtisaient leurs belles sous les yeux indulgents des surveillantes âgées, qu'il n'était d’ailleurs pas impossible de tromper à la faveur de l'ombre. Aussi des scandales, des enlèvements se produisaient-ils de temps à autre, tout comme dans les couvents. La cause en était due, non seulement au relâchement des mœurs (on prétend qu'en 1739 trois couvents se disputèrent l’honneur de fournir une maîtresse au nonce), mais aussi à la façon dont les novices étaient généralement recrutées. Souvent des familles, pour conserver intact aux garçons leur patrimoine, obligeaient avec plus ou moins de douceur leurs filles à entrer en religion. Les couvents n'étaient plus des lors l'asile de jeunes personnes dégoûtées de la vie et désireuses de se vouer à la prière et à la contemplation, mais une insupportable prison de cœurs rebelles, avides de liberté et de plaisirs. Trop souvent les parloirs n’étaient plus que des assemblées mondaines et bruyantes, ou venaient non seulement les parents, mais les amis, les protecteurs, les amants, ou sévissait la médisance, ou dominait la mode.
La mode, tyrannie des âmes et des corps, capricieuse divinité à laquelle on immolait temps, fortune et santé! Curieuse époque, celle ou la venue d'un mannequin vêtu à la dernière mode de Paris et nommé de ce fait la Piavola de Franza, était l'un des événements les plus importants de la saison. Comment alors s'étonner de voir les dames passer à leur toilette la plus grande partie de la journée ? Séances devant le miroir à rechercher minutieusement l'effet d'une dentelle, d'un ruban, d'une mouche, artifices propres à relever les beautés naturelles; heures patientes sous les doigts habiles du coiffeur ou chez le couturier, à discuter du choix d'une étoffe ou de la coupe d'une robe, la matinée passait vite. L'après-midi, leçons de danse pour acquérir la grâce souple et cadencée des menuets, puis, concerts, visites, conversations, promenades en compagnie de l’obligatoire sigisbée, lui
(1)L’andrienne désignait une-robe que les dames vénitiennes portèrent longtemps, et à laquelle Goldoni fait souvent allusion. Les velade ce sont les habits brodés, ou de teintes légères, que les nobles Vénitiens portaient au XVIIIème siècle.
aussi fils de la mode. Et le soir, théâtre, bals, soupers, ridotti, emplis du tintement des sequins perdus ou gagnés, fuites éperdues à travers les rues ou tourbillonnaient les masques, longues promenades en gondole dans l'ombre mystérieuse d'un felze. On les voit, semble-t-il, ces belles Vénitiennes, gracieuses, séduisantes, souriant sans trêve, ornées de perles et de bijoux, telles en un mot que sut les immortaliser l'art prestigieux de Rosalba Carriera, éblouissantes de charmes et de coquetterie. Comme elles devaient faire partager à ceux qui les courtisaient leur joie de vivre et leur faim de jouissances!
Ainsi vivaient les Vénitiens dans leur ville. Mais sitôt passées les fêtes de l'Ascension, les théâtres fermés, ils partaient pour la campagne et s'en allaient peupler les innombrables villas de la Brenta, des environs de Padoue, de Bassano, de Trévise, de Vicence. Ces villas surpassaient souvent en importance et en richesse les palais vénitiens. La vie oisive, interrompue quelques jours seulement par les travaux du déménagement, y reprenait de plus belle, fastueuse et brillante plus qu'à la ville. Toute sujétion étant abolie, les affaires publiques écartées, les relations devenaient plus intimes. Les patriciens luttaient alors de faste dans leurs équipages, dans leurs vêtements, non moins que dans les fêtes et dans les banquets. La villégiature avait toujours été chère aux Vénitiens de par les conditions naturelles de leur ville. Au XVIIIe siècle, la villégiature devint une mode, un besoin, une vraie manie, tournée en dérision avec infiniment d'esprit par Carlo Goldoni dans certaines de ses comédies qui empruntent à la villégiature leur titre et leur argument;
Manie funeste et parfois ruineuse, car non seulement les patriciens, mais aussi les bourgeois en étaient atteints, et même les gens du peuple qui y laissaient le plus clair de leur gain.
Villégiature, pour les Vénitiens d'alors, ne voulait pas dire repos, délassement des fatigues de l'année, bonheur de vivre aux champs, mais bien plaisirs succédant aux plaisirs, folies sans cesse dépassées par des folies d'invention nouvelle, de plus en plus bruyantes et coûteuses, pour éblouir les amis et confondre les voisins. Les promenades en voiture, les excursions aux sites proches, la chasse, la pêche, les jeux de plein air, les mascarades, les banquets, les concerts, et toujours et partout et surtout les jeux de hasard, la bassetta, le panfil, le pharaon, tous grands dévorateurs de sequins.
Les villas bordant la Brenta -- on en comptait au XVIIIème siècle cent quarante dans le seul parcours de Fusina a Padoue – étaient celles où on dépensait et recevait le plus. Il n’était jour que n'y accostât quelque burchíello chargé d'amis et de connaissances. Le burchíello était une barque élégante et commode, pourvue en son milieu d'une chambre bien décorée prenant jour par des fenêtres, garnie de meubles et flanquée de deux cabinets plus petits. C'était une maisonnette flottante. Extérieurement, le burchiello était aussi orné de belles sculptures représentant des enfants, des sirènes, des dauphins. Mû à la rame ou remorqué par des chevaux, il avançait lentement, mais le trajet ne paraissait ni long ni ennuyeux aux voyageurs qui employaient leur temps å jouer, plaisanter, banqueter, faire de la musique, tandis que les riverains, les paysans ébaubis applaudissaient au passage.
Une fois débarqués, les maîtres de la maison, en attendant l’heure de la table, organisaient mille divertissements d’où toute contrainte étai bannie. Le soir, les voisins accouraient par bandes, ainsi que le rapporte Antonio Longo dans ses Mémoires; les réunions comptaient alors plus de cent personnes, parmi lesquelles une trentaine au moins n'étaient ni connues, ni présentées, mais étaient venues entraînées par leurs amis. Et Longo d'ajouter : « Ont ne peut imaginer plus noble et plus libérale façon de donner de l'éclatàa une villégiature. » Les escrocs, alors innombrables, étaient bien de cet avis, Casanovas au petit pied qui visaient, non l'alcôve, mais l'office.
Les jardins, cultivés avec un soin extrême, formaient un indispensable complément à la beauté des villas vénitiennes du XVIIIème siècle. Ils étaient, cela s'entend, dessinés suivant le goût français, d'ou profusion d'arceaux, de bosquets taillés en murailles, en colonnades, en voûtes, en fenêtres; les arbres prenaient figure de pyramides, d'obélisques ou d'autres objets étranges. Dans les longues allées droites s'alignait un peuple de statues aux attitudes les plus diverses; des fontaines de marbre brillaient de mille jeux d'eau ; les plates-bandes fleuries étaient pavées de pierres de couleur, et des volières, et des cages, et des parcs peuplés de daims, de chevreuils, de faisans. Les jardins en un mot, tout autant que les villas et les palais, étaient au goût du jour. Cadre idéal, fond seyant à ravir aux dames poudrées qui s'y promenaient, plus séduisantes encore par leur costume à dessein négligé, aux cavaliers servants, aux petits abbés. Les compagnies se divisaient en couples qui s'enfonçaient au plus obscur des allées ou se perdaient par les labyrinthes; elles se reformaient dans les berceaux, dans les salles de verdure pour quelque jeu de société,
quelque aimable discussion ou concours poétique, tandis qu'au son d'un archet qui prélude s'esquisse un menuet sur le gazon des boulingrins. Et les satyres, les nymphes, de leurs socles de marbre, semblent sourire, indulgents, aux folies insouciantes de ces bergers d'Arcadie...
A la place de ces jardins, - les œuvres d’art qui les peuplaient aujourd'hui détruites ou dispersées, -s'étalent maintenant les moissons ou rougissent les pampres. M ais cette destruction est moins affligeante que la vue de ces autres jardins où règne l’affreux spectacle de l'incurie ou de l’abandon. A travers les grilles rangées de rouille, tordues, par delà le lacis épais des buis redevenus sauvages, regardons: voici les allées envahies
par l'herbe, les plates-bandes incultes, les fontaines muettes ; ici, une colonne brisée, plus loin une balustrade en ruine, des marches rongées de lichen et, par là-dessus, le lierre opiniâtre.
Plus aucun son, plus aucun chant, plus de ces fusées d'un rire d’argent. Un silence de mort sur le mystère des vestiges. Dans l’ombre des verdures vivaces, les taches blanches de quelques statues exilées, des fontaines, des grottes, des labyrinthes, des portiques, semblent les fantômes d'un passé que nous, esclaves d'un labeur accablant, assombris par la grise monotonie du siècle, nous évoquons avec un regret infini.
ALDO RAVÀ
traduit par Richard Ccmtinelli.
Les épreuves de cette Introduction avaient été corrigées par Aldo Ravà lorsque nous parvint la nouvelle de sa mort. Il nous est enlevé en pleine jeunesse, à peine âgé de quarante ans, mais laissant une œuvre qui le classe déjà au premier rang des écrivains d'art et des casanovistes.
Nous perdons en lui un collaborateur de la première heure, un de ceux qui nous avaient le plus sympathiquement encouragé à poursuivre notre tentative littéraire. Au lendemain de l’apparition du premier volume des Mémoires, il nous écrivait: « Magnifique! C’est le mot qui vient spontanément aux lèvres en effeuillant le volume; mais qui sait comme moi ce qu'il doit avoir coûté de soins, de correspondance, de projets faits et refaits dans une matière aussi peu et si mal connue, ayant à faire à différents écrivains de différentes nations, ne peut s’empêcher de crier au miracle pour l’entreprise si hardiment conçue et si bien commencée. »
Il nous est _particulièrement agréable de publier ces lignes, l'éloge s'adressant à tous nos collaborateurs qui tous ont ressenti cruellement notre douleur. Sa collaboration à l’œuvre que nous poursuivons était en effet à peine commencée. Il devait nous donner encore une Bibliographie casanovienne, que peu d’écrivains pouvaient établir comme lui. Il nous fournissait aussi, au fur et à mesure de notre publication, des notes et commentaires d'un intérêt sûr. Nous possédons d’ailleurs de lui nombre d'études fortement documentées et finement écrites sur la vie ou les œuvres de Casanova : nous en établirons un jour prochain l’instructif bilan. Nous lui devons aussi la publication de Lettres de femmes à Casanova, extraites des Archives de Dux, et que notre collaborateur Edouard Maynial a traduites en français. - Et certes, pour nos projets de Pages casanoviennes, sa collaboration nous aurait été précieuse.
Mais il ne fut pas qu`un éminent casanoviste. Il avait entrepris une série d`études documentaires et critiques sur les peintres vénitiens du XVIIIème siècle: Pietro Longhi,Giambattista Piazzetta ont déjà leur monographie. Nous ne savons encore si Mme Aldo Ravà, dont le culte pieux se double d'une intelligence affinée, retrouvera des notes suffisantes pour continuer cette œuvre.
La mort d`Aldo Ravà, comme nous l’écrivait dernièrement encore Pierre Grellet, « prive tous les casanovistes d'un conseiller sûr et à la complaisance inépuisable, et tous les pèlerins de Venise du plus exquis des guides ».
RA0UL VÈZE.
Edition de la Sirène - introduction du volume 5 - Texte d'Henri Régnier
C'est une des aventures les moins romanesques de la vie de Casanova, mais ce n'en est pas la moins singulière, car elle faillit se terminer par un mariage avec la charmante fille de la fameuse comédienne Silvia et du célèbre comédien Mario. Le couple que formaient sous ces noms Giuseppe Balletti et Giovanna Benozi était l'honneur du Théâtre Italien en France. Leur union avait donné le jour à plusieurs enfants, parmi lesquels une fille, Maria-Maddalena, née en I740, qui fut la Manon Balletti dont les attraits exercèrent sur l'inflammable Vénitien un empire, non seulement puissant, mais raisonnable. En effet, Casanova n'usa point envers la jeune Balletti des procédés qu'il avait l'habitude d'employer en ses amours. Il n'eut pas, d'ailleurs, avec elle, a recourir à son génie particulier dont ses Mémoires nous permettent d'apprécier toutes les ressources et d'admirer les merveilleuses inventions. Si Casanova aima Manon Balletti, ce ne fut ni par suite de circonstances exceptionnelles, ni du fait d'une de ces rencontres de hasard qui tiennent une si grande place dans l'existence de l'Aventurier.
Pour approcher de Manon Balletti, l'amant de la Religieuse de Murano n'eut besoin de faire appel à nulle intrigue et de s'ingénier à nul stratagème. Les événements qui le mirent en rapport avec la fille de Silvia furent des plus simples et des plus ordinaires. Quoi de plus naturel que Casanova, en 1757, arrivant de Venise, après sa fuite des Plombs, renouât connaissance avec le ménage Balletti à qui il avait été présenté en I75o, lors de son premier séjour à Paris, par leur fils Antonio. Ces Balletti étaient gens hospitaliers et d'aimable compagnie, aussi accueillirent-ils de leur mieux l'évadé.
Après les premières amitiés et les premières embrassades, quels beaux récits leur dut faire Casanova de la façon dont il avait faussé compagnie aux sbires de la Sérénissime République et comme on les dut bien écouter, Mario avec toute sa fine attention, Silvia avec tout son esprit, et leur fille Manon avec tout son cœur !
Manon qui, en 1752, au départ de Casanova, était encore une enfant, était à son retour, en 1757, devenue une jeune fille. Dans ses Mémoires Casanova lui donne quinze ans; elle en avait en réalité dix-sept, et elle était belle. Elle possédait, nous dit Casanova, « vertus, grâces et talents et ce savoir-vivre qui, dans tous les états, est, avec le tact et les convenances, le premier des talents ». Manon était donc une fille parfaitement bien élevée, en tout point digne de ces Balletti, famille charmante, Mario, acteur délicieux, Silvia, actrice incomparable, interprète sans rivale des Comédies de Marivaux. Le couple jouissait de la considération générale, et les amateurs portaient aux nues le feu de Silvia, servi plutôt par une physionomie spirituelle que par une beauté de traits achevée, mais qui captivait par sa finesse et sa perfection. Femme de théâtre, certes, cette Silvia, et dans l’âme, mais de mœurs irréprochables et, du public, tenue pour telle dans un accord que contredit, seule, la mention que fait d'elle, dans un de ses rapports, l'inspecteur de police Meusnier qui la note comme vivant avec Casanova, sa maîtresse, et l'entretenant, ce qui semble assez peu vraisemblable, quoiqu'il faille s'attendre d tout de la part du Vénitien, mais qui se peut expliquer par sa familiarité dans la maison et par sa détestable réputation. Cependant, si bien qu'il fut accueilli chez les Balletti, Casanova ne laissait pas de se répandre au dehors et de courir les bonnes fortunes que les hasards de Paris lui offraient, quoiqu'il fût tombé amoureux de l'aimable Manon qui, de son côté, éprouvait pour lui un sentiment des plus tendres. Ce diable d'homme rencontrait peu de cruelles !
Jusqu'ou allèrent les tendresses et les complaisances de notre Manon pour son sacripant Vénitien? Casanova affîrme dans ses Mémoires que leurs relations furent de sentiment et de passion et ne dépassèrent pas les limites permises. Il est certain que l'amour de Casanova pour la fille de son amie Silvia fut vif, mais non dépourvu de sérieux et de sincérité. Des projets de mariage furent formés, des promesses échangées, que connut Silvia, et qu'eût sans doute tenues Casanova, si, pour des raisons demeurées obscures, Manon n’avait assez brusquement rendu sa parole à son fiancé, en lui annonçant, par une lettre soudaine, qu'elle épousait à sa place le sieur François Blondel, architecte du Roi, ce qu'elle fit et fit peut-être bien de faire, car Casanova n'eût sans doute pas été le plus fidèle des maris...
De toute cette histoire, nous n'en saurions que ce que rapporte Casanova dans ses Mémoires, sans une circonstance heureuse qui nous permet de compléter le récit assez bref qu'il en fit. Manon Balletti ne tient pas grande place dans les souvenirs écrits du Vénitien, ou nous lisons de fort belles pages à propos de la mort de Silvia. Cependant Casanova y décrit les douloureux transports que lui causa sa rupture avec Manon, mais il avoue que son chagrin fut de courte durée. Au bout de trois jours, il était consolé. Néanmoins nous avons la preuve que Casanova n'oublia pas tout a fait l’héroïne d'une aventure qui faillit être matrimoniale puisqu'il conserva soigneusement, au milieu des traverses de son existence vagabonde, les lettres qu'il avait reçues de celle qu'il appelait sa chère Manon! Elles font partie des archives casanoviennes du château de Dux, et Aldo Ravd les a publiées dans son volume intitulé : Lettere di Donne, en y joignant un commentaire des plus intéressants. M. Édouard Maynial en a donné une édition française, précédée du portrait de Manon Balletti, d'après un tableau de Nattier.
La voici donc, cette charmante petite Balletti, si c'est bien elle que représente la charmante peinture du plus délicieux et du plus menteur des portraitistes (1). Elle y est peinte a mi-corps et figurée en Thalie, un petit masque a la main, parmi des draperies volantes qui l'environnent et dont elle soutient, d'un de ses bras, au-dessus de sa tête, les plis élégamment disposés. Elle a la gorge découverte et laisse voir un sein très agréablement formé. Sous une couronne de feuillages, son visage rieur est fait de deux yeux très noirs aux sourcils fournis, d'un nez délicat, d'une bouche gaie. Les joues rondes sont vivement fardées. Derrière elle se dresse un décor de théâtre ou l'on aperçoit trois minuscules personnages qui sont Colombine, Mezzetin et Arlequin. Charmante image, mais c'est sous un autre aspect plus simple et plus naturel qu'elle nous apparaît, cette jeune Balletti, dans les feuillets retrouvés de sa correspondance, sous un aspect plus vivant et plus familier. Elle n'est pas costumée en Thalie; elle est dans sa chambre, assise à sa table, devant son bougeoir, occupée à écrire a l'ami de son cœur. Parfois aussi, c'est de son lit qu'elle s'adresse à lui. Il est tard, mais il est bien doux de veiller avec la pensée de celui qu'on aime!
Ces lettres, tantôt elle les lui remet à lui-même par un de ces gentils stratagèmes qui sont familiers aux filles d'esprit, tantôt elle les lui fait tenir par quelque adroite ruse de soubrette, tantôt elle les confie à la poste, car Casanova est souvent un ami nomade, en route pour Dunkerque, puis pour la Hollande. Il revient, il repart; il reparaît, il disparaît selon l'exigence de ses affaires ou que le veulent les aventures, dont, incorrigible aventurier, il entremêle ses amours. Singulière façon de se préparer aux douces fidélités du mariage! Qui sait, cependant, s'il n'eut pas trouvé le bonheur auprès de la tendre Manon, mais la destinée est plus forte que les sentiments. Un Casanova est le jouet d'une fatalité capricieuse. Aussi jamais ne pourra-t-il se fixer nulle part et, vieilli, malade, confiné dans la morose retraite de
Dux, il s'en évadera, du moins en pensée, pour recommencer, la plume à la main, par l’imagination et le souvenir, le voyage de sa vie, en revivre les péripéties innombrables dont il rédige, pour la postérité, le récit véridique et merveilleux. Et qui sait si, pour en raviver un certain épisode, il n'a pas sorti du tiroir ou elle reposait la liasse de feuillets jaunis des lettres de Manon Balletti .
Elles sont au nombre de quarante et une, ces lettres, la plupart en français. Elles ont une double valeur, chronologique et sentimentale, une valeur «intrinsèque exceptionnelle, ainsi que le déclare Aldo Ravâ, par la sincérité de la pensée, la fraîcheur des sentiments, la variété des images, la vivacité du style ». Les premières sont d'avril à août 1757. Manon les écrivait, le soir, à Casanova pour lui communiquer ce qu'elle n'avait pu lui dire durant la journée. Elles forment un tendre et gracieux commentaire de la vie quotidienne. Il y passe un accent de passion véritable. Elles sont pleines de la douceur d'aimer et d’être aimée. Elles contiennent le secret de ce jeune cœur et elles avouent aussi ses inquiétudes. Souvent nous y lisons la recommandation de les brûler. Manon ne veut pas que l'on y puisse trouver trace de ses petites querelles d'amoureuse. Les amants n'ont-ils pas de ces brouilles passagères dont ils s'exagèrent l'importance momentanée ?Ah ! qu'il est gentiment et tendrement aimé notre Casanova, mais cela ne le retient pas cependant de courir les routes! Le voici parti pour Dunkerque. Les fidèles billets l'y suivent.
Casanova, de retour à Paris, la correspondance nocturne reprend. Elle a changé de ton. Aux premières anxiétés, s'ajoute de la jalousie et une jalousie réciproque qui, chez le jalousé, marque un certain agacement. Ingrat Casanova, il ne comprend donc pas ce qui s'offre à lui! Il ne sent donc pas ce que veulent dire ces bouderies, ces fiertés, ces justifications, tout ce manège d'un jeune cœur qui souffre, ces colères, ces airs offensés, ces larmes ? Ces lettres ou elle s'avoue ainsi tout entière, Manon ne cesse de les redemander, qu'on les lui rende, qu'on les détruise ! Et pourtant, elle ne se retiendra pas d'écrire encore. Casanova est en Hollande, le laissera-t-elle sans nouvelles ?
Non. Et puis n'a-t-elle pas besoin de se confier, de trouver dans l'affection de son ami un soulagement à ses peines. Elle a perdu sa mère, la comédienne Silvia. Elle a beaucoup pleuré et le chagrin l'a rendue laide. Elle parle de faire retraite dans un couvent et d'y chercher refuge. Elle est incertaine de son sort, et, au lieu de la soutenir, on la néglige, on l'oublie! Que sont devenus ces beaux serments, ces protestations passionnées ? Puisqu'on l'abandonne ainsi, que fera-t-elle ? Entrera-t-elle au théâtre comme on le lui propose ?...
Il est probable que, revenu à Paris, notre Vénitien n'eut pas trop de peine a dissiper ces fâcheuses impressions, mais, en 1759, le voici de nouveau en Hollande. Manon lui écrit de la « Petite Pologne ›› où elle habite en son absence, ce qui, dit-elle, fait fort jaser, mais elle se distrait de ces mauvais propos en donnant au voyageur de sages conseils... Vous fumez trop, Casanova, et puis il faut soigner vos rhumes et vos hémorroïdes! Elle aussi ne se porte pas bien, mais cela ne l'empêche pas d'aimer son Giacometto à la folie. La dernière lettre de Manon à Casanova est du mois de février 1760, mais la correspondance conservée à Dux est incomplète, car il y manque le billet que Casanova reçut à Amsterdam, de Melle Balletti.
On ne l'a pas retrouvé parce qu'il ne fut peut-être jamais écrit et n'est peut-être qu'une invention de l'auteur des Mémoires, ou nous le lisons. On en connaît la teneur. Manon rendait la liberté à Giacomo et lui annonçait son mariage avec l'architecte Blondel. C'était la rupture, mais quelle fut la véritable cause de ce congé ? Quelques querelles, quelques tracasseries, quelques griefs d'amoureux, suffîrent-ils à le préparer ou Manon, mieux éclairée sur le caractère de Casanova et sur la solidité de ses intentions matrimoniales, jugea-t-elle bon d'assurer son sort et d'en finir avec un projet de réalisation douteuse et ou elle n'envisageait plus le bonheur qu'elle y avait prévu. Est-ce désillusion ou calcul ? Faut-il voir le motif de la conduite de Melle Balletti dans ces « mauvais discours », dans ces « calomnies » auxquels elle fait allusion, lors de son séjour à la Petite Pologne et quelque méchante langue lui aurait-elle glissé à l'oreille le renseignement que consignait dans un rapport l’inspecteur de police Meusnier ?... Manon craignait-elle d’épouser en Casanova l’ancien amant de sa mère ? Ce n'est la qu'une supposition, mais elle n'est pas inacceptable. D'ailleurs ne regrettons pas un peu d’énigme dans l’histoire de Manon Balletti. Les femmes gagnent en grâce à demeurer quelque peu mystérieuses. N 'oublions pas non plus que, dans son charmant portraít par Raoux, en Thalie, la charmante Silvia porte à la main un masque. Que sa fille en garde un pour nous dans la galante et tendre Comédie, dont elle brusqua le dénouement un peu obscur, et qui pourrait s’intituler les Fiançailles de Casanova !
HENRI DE REGNIER
20 JUIN 1926
(1) Ce n’est pas elle. Il a été reconnu que le portrait attribué à Nattier par Aldo Rava est de Jean Raoux et représente la comédienne Silvia; mais pourquoi ne pas supposer quelque ressemblance entre la mère et la fille ?
CASANOVA ESCRIMEUR par jean-Claude Hauc
L'INTERMEDIAIRE DES CASANOVISTES ANNEE XXVIII 2013
En 1766, les gazettes européennes rendent Casanova célèbre en relatant son duel au pistolet avec le comte polonais Branicky. Mais c’est le plus souvent grâce a son épée que tout au long de son existence l'aventurier est parvenu à protéger sa vie ou à défendre son honneur.
Dans l’Histoire de ma vie Casanova fait mention explicite de onze duels. Le premier, en 1746, et le dernier, en 1770, l’ayant opposé au même adversaire, l’aventurier et écrivain Tommaso Medini. Il se peut bien évidemment qu’il en ait passé d’autres sous silence, mais ce qui nous semble remarquable c’est que, parmi tous ceux évoqués, il soit pratiquement toujours parvenu à vaincre et à blesser son adversaire.
Casanova n'est pas un membre de la noblesse formé des sa jeunesse au maniement de l’épée ou du fleuret et il ne parle jamais de salles d’armes où il aurait pu se former, s’entraîner ou pratiquer l’escrime. Nous sommes donc en droit de nous demander où et comment il a pu acquérir une telle dextérité. Mais pour répondre à cette question nous devons d’abord revenir au texte de ses Mémoires et nous efforcer de caractériser la technique qui était la sienne.
1 – Ancilla s’évanouit. Il me rendit mon argent et me défia à sortir avec lui pour mesurer mon épée à la sienne. J’ai accepté son invitation, et je l’ai suivi après avoir laissé mes pistolets sur la table. Nous allâmes dans le prato delle valle, où au clair de lune j’eus le bonheur de le blesser à l’épaule. Il dut me demander quartier ne pouvant plus étendre son bras.
2 - L’homme à la longue épée dit alors qu’il ne se battait pas contre un danseur, mon second lui répond qu’un danseur valait bien un J.F., et disant cela il l’approche, lui donnant un coup de plat, et je fais le même compliment à Celi, qui recule avec l’autre en disant qu’il ne voulait que me dire un mot, et qu’il se battrait après.
- Parlez,
- Vous me connaissez, et je ne vous connais pas. Dites-moi qui vous êtes.
Ce fut alors que j’ai commencé à le frapper d’importance, comme mon brave danseur l’autre ; mais pour un moment, car ils s’éloignèrent à toutes jambes (2).
3 – En disant ces mots il tire son épée. Je tire dans l’instant la mienne, et sans attendre qu’il se couvre je le blesse à la poitrine. Il saute en arrière et il me dit que je l’ai blessé en assassin.
(1) Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, 1993, t. 1, p. 406.
(2) Ibid., p. 440-444.
- Vous mentez, et convenez-en, ou je vous égorge.
- Point du tout, car je suis blessé mais je vous demanderai ma revanche, et nous ferons juger le coup.
Je l'ai laissé la, niais mon coup était en règle, puisqu'il mit l’épée à la main avant moi. S'il ne s'est pas couvert c’est sa faute (3).
4 - Lorsque nous fumes sûrs de n'être pas vus, il me donna un rouleau de cent louis d'un air noble, et me disant qu’un coup d'épée devait suffire à l’un où à l’autre, il dégaina après avoir reculé de quatre pas. Pour toute réponse, j’ai dégainé aussi, et d’ahord que je me suis vu en mesure, je lui ai lancé ma botte droite, et certain de l’avoir blessé à la poitrine, j’ai sauté en arrière le sommant de sa parole. Doux comme un mouton, il baissa son épée, il mit sa main sur son sein, et me la montrant teinté de sang, il me dit qu'il était content (4).
5 - je tire enfin mon épée, et espérant encore de lui faire entendre raison je ferraille en reculant. Il prend cela pour de la peur, et il m’allonge un coup qui me fit dresser les cheveux. Il me perça la cravate à ma gauche, son épée passant outre, quatre lignes plus en dedans il m’aurait égorgé. ]'ai fait avec effroi un saut de côté, et déterminé à le tuer, je l’ai blessé à la poitrine, et m’en sentant sûr je l'ai invité à finir. Me disant qu’il n’était pas encore mort, et poursuivant comme un furieux, je l’ai touché quatre fois de suite. A mon dernier coup il sauta en arrière me disant qu’il en avait assez, me priant seulement de m'en aller (5).
6 - A dix pas de moi il dégaina, et je n’ai pas eu besoin de reculer pour gagner le temps d'en faire de même. Ce fut lui qui recula quand il sentit la pointe de mon épée dans sa poitrine par ma botte droite qui ne m’a jamais manqué
sans avoir besoin du moindre ferraillement (6).
7 ~ En disant cela, j’allonge la main pour saisir la chaîne de sa montre, mais il recule et tire son épée. Je tire la mienne, et à peine en garde, il me porte une botte allongée que je pare, et me fendant sur lui, je le traverse d’outre en outre. Il tombe en appelant au secours. ]e rengaine mon épée, et sans m’embarrasser de lui, je vais rejoindre mon fiacre et je pars pour Paris (7).
8 - On m’a trouvé impoli en France, il y a cinquante ans, parce que je demandais à des comtesses et à des marquises leur nom de baptême. Elles ne le savaient pas. Et un petit maître qui par malheur s'appelait Jean satisfit mon impertinente curiosité ; mais m’offrant un coup d’épée (8).
9 - A ces paroles il met rapidement l’épée à la main ; mais en sautant en arrière il me trouve en état de le recevoir. Il m’approche, dessiné à la Donadieu, et lorsqu’il croit de ferrailler je lui allonge ma botte droite à la poitrine, et je lui fais une boutonnière que le chirurgien trouva de trois pouces. Je l'aurais achevé, s’il n'avait pas baissé son épée, me disant qu’il saurait trouver l'occasion d'avoir sa revanche. Il s'en va (9).
Ibid., p. 635.
1bid., t. 2,p. 83.
1bid., p. 124.
lbid., p. 224.
lbid., p. 708.
Ibid., p. 886.
lbid., f. 3, p. 548.
10 - A peine fait vingt pas sous l’arcade, la nuit étant fort sombre, je me vois assailli par deux hommes. Je recule violemment, je dégaine mon épée en criant aux assassins et en la poussant dans le corps du plus voisin, après cela je saute de l’arcade au milieu de la rue par-dessus le petit mur qui la bornait (10).
11 - ]e me suis arrête, et lorsqu’il me rejoignit j’ai cru de pouvoir lui parler et même qu’une explication ne lui ferait pas de peine; mais le brutal, doublant le pas, vint à moi comme un furieux, l'épée à la main, tenant son chapeau dans sa gauche. J’ai vite dégainé, et sans penser à reculer je l’ai arrêté en lui allongeant ma botte droite dans le moment même qu'au lieu de parer il m’allongea la sienne, ce qui fit que nos deux épées entrèrent dans la manche de notre habits jusqu’à la moitié. Nous les retirâmes d’abord, mais la sienne ne perça que ma manche en deux endroits, tandis que la mienne /le blessa à l’avant bras et dans les chairs au-dessus de la jointure du coude (11).
Une « botte droite» qui permet de toucher à tous coups sans avoir même à ferrailler. Il semble bien que ce soit là le secret de Casanova escrimeur.
En tout cas, la botte droite dont parle l’aventurier dans quatre des extraits ci-dessus (4, 5, 9, 11) fait évidemment penser aux bottes secrètes dont usaient les escrimeurs d`autrefois, mais s’agit-il vraiment de cela ici ?
James Rives Childs écrit: « [Casanova] ne nous dit pas à quelle époque il avait acquis sa supérieure habileté à l’épée, peut-être dans sa prime jeunesse, quand il étudiait à Padoue (12) ». Cela n`est pas impossible, mais reste à prouver. Le grand casanoviste américain ne se laisse-t-il pas abuser par l’issue heureuse des duels? Casanova était-il vraiment un grand escrimeur?
Face à toutes ces questions et en l’absence de sources fiables, nous avons eu l'idée de soumettre au maître escrimeur Jean-Claude Valantin les passages de l’Histoire de ma vie afférents à cette énigme. Voici quelques extraits de la lettre qu’il a bien voulu nous adresser en retour :
«Je me suis donc penché sur le Casanova escrimeur pour voir si sa «botte» rentrait dans un schéma connu.
Pour l’instant, pas de certitude. Sur le plan technique Casanova nesemble évidemment pas très brillant.
En fait, il paraît attendre une faiblesse de l’adversaire (garde trop basse, parade trop large, marche bras raccourci, etc.) pour lui porter un coup droit rapide, en pleine poitrine, en faisant un saut de côté soit pour se rapprocher de l`adversaire soit pour trouver une ouverture sans aucune prise de fer ou feinte préalable. Ce que trahissent les expression: « allongeant ma botte droite », « botte droite dans la poitrine », « sans avoir besoin du moindre ferraillement », « je lui ai lancé ma botte droite ». La botte droite, dans ce contexte, est ce que nous appellerions un coup droit, base de la leçon d’escrime.
Le saut de côté permet de porter son coup sans écarter ou prendre le fer de l’adversaire. Cela suppose que ce dernier est un peu lent, et l’assaillant plus agile, plus rapide (sans doute était-ce le cas de Casanova).
(10) Ibid p. 692.
(11) Ibid p. 836.
(12) Casanova, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 317.
Cette action pourrait être à la limite du hors jeu, mais lors d’un duel... et correspond certainement à la moralité de Casanova pour lequel atteindre le but est le principal, peu importe les moyens.
Lors de son combat contre Branicky, tireur réputé, Casanova sait qu'il doit déstabiliser son adversaire. Il commence par lui annoncer que lorsque son tour viendra il visera à la tête. Le Polonais pâlit. Puis, bien qu’il l’avait invité à tirer sur lui le premier, Casanova fait feu dans le même temps que le comte. Ce dernier ne fait qu’une blessure légère au bras gauche de l'aventurier, tandis qu`il a lui-même les intestins perforés.
Concernant l’escrime, tout aussi peu expérimenté en vérité, Casanova doit aussi faire preuve d’astuce. Peu de spectateurs assistent à ses duels qui pourraient contester sa façon de procéder. Sa réaction face à l'accusation de tricherie par le chevalier de Talvis (3) est caractéristique: « Mon coup était en règle, puisqu’il mit l'épée à la main avant moi. S’il ne s’est pas couvert c’est sa faute ». En fait, lorsque l'autre s’apprête à ferrailler, Casanova lui expédie son coup droit à la poitrine sans même songer à prendre la garde. C’est davantage l'effet de surprise que la technique qui permet à l’aventurier de mettre son adversaire hors de combat. La chance aussi certainement.
Au fond, l'escrime est une métaphore de la vie. Certains sont des tacticiens qui suivent les règles établies. D’autres, comme Casanova, aiment à brusquer les choses, refusent de s’embarrasser des codes et des conventions.
Lorsqu’il s’agit de posséder une femme ou de se défaire d’un adversaire, le Vénitien ne se surveille plus. Il va de l’avant, bouscule les défenses et peu importe la façon dont il emporte la partie. Il est le contraire d’un petit-maître pour qui la chasse est plus importante que la prise. Toujours « habile à saisir l’occasion par les cheveux ».
Par Marie-Françoise Luna
Le bicentenaire de la mort de J. Casanova a donné aux casanovistes l'occasion, lors d'un colloque à l'Université Stendhal de Grenoble du 8 au 10 octobre 1998, de faire le point des récentes recherches sur l'ensemble de son œuvre, notamment celle, publiée ou inédite, des treize dernières années de sa vie; l'activité sociale, mais surtout intellectuelle et littéraire particulièrement féconde de cette période, éclaire en effet l'"homme de lettres" passionné que fut Casanova. Elle permet ainsi de mieux comprendre que la réussite de ses fameux mémoires n'est pas un produit miraculeux du hasard, mais le fruit d'un longue pratique de lecture et d'écriture, qui replace cette grande œuvre dans une véritable carrière d'écrivain.
Une anlyse pertinente d'un passage scabreux des mémoires de Casanova par Maxime Triquenaux : cliquer pour télécharger le texte
Version Laforgue
« Je comprends » dit-elle.Version Casanova
Je comprends tout, dit-elle ; et elle se lève, s’approche du baignoir, y plonge la feuille déployée, et elle lit en caractères plus blancs que le papier : « Je suis muet mais je ne suis pas sourd. Je sors du Rhône pour vous baigner ; l’heure d’Oromasis a commencé »A Venise plus qu'ailleurs, le plaisir est lié à la transgression. Et quoi de plus excitant à enfreindre que l'interdit religieux ? Le Don Juan vénitien ne s'en prive pas, qui vit ses amours illicites derrière les murs du monastère.
Par Alain Buisine*
Plus les siècles s'écoulent et plus les autorités vénitiennes sont obsédées par la décadence des moeurs, alors même que chaque procurateur de la République, chaque patricien, chaque bourgeois fortuné possède, en dehors de son palais et à l'abri de son existence conjugale, son petit casino privé. Il s'y adonne au jeu et à ses occupations galantes (car le plaisir à Venise demeure toujours plus ou moins secret, si l'on excepte les prostituées) et il entretient une ou plusieurs maîtresses, à moins qu'il ne préfère l'usage des courtisanes.
Chez les religieuses, la situation n'est guère meilleure. Un magistrat français, le président de Brosses, raconte l'émulation érotique, la furieuse brigue entre trois couvents de la ville à l'occasion de l'arrivée du nouveau nonce, qui bien sûr, se cherchera une maîtresse dans le personnel ecclésiastique. Dans le même temps les confidenti, les agents secrets au service des Inquisiteurs d'Etat, dénoncent, aussi impitoyablement qu'en pure perte, les mondanités et la galanterie dans les couvents, le port des masques dans les enceintes religieuses, les scandaleuses liaisons entre les ambassadeurs et les nonnes, ainsi que les étranges relations entre les pires prostituées et les demoiselles de la Pietà, un des établissements recueillant les orphelines et les bâtardes les plus pauvres de la Sérénissime.
Depuis le XVe siècle, mais surtout au XVIIIe, les parloirs des couvents vénitiens sont devenus des lieux à la mode, un des principaux espaces du libertinage, plus encore que l'opéra et les cafés, comme en témoignent des tableaux des frères Guardi, Francesco et Gian Antonio. Dans Le Parloir du monastère de San Zaccaria, de Francesco (1750, Venise, Ca'Rezzonico), on voit les nobles assis dans de confortables fauteuils s'entretenir à la grille avec les nonnes et leur faire la cour en toute liberté. On n'est plus dans un couvent avec ses strictes obligations religieuses, mais dans un élégant salon où circulent potins mondains, médisances, billets galants. Les enfants n'ont pas été oubliés, un théâtre de marionnettes a été installé pour les distraire. Certains jours, dans ces parloirs, on organise des bals avec orchestre, on y donne des banquets, des mascarades et des concerts. On y joue même à la bassette.
Les étrangers, et notamment les protestants, sont frappés par l'étrange liberté qui règne dans les couvents de la Sérénissime : « Rien n'est plus fréquenté que les parloirs des religieuses, et, quelque rigoureux que puissent être les magistrats sur les monastères, les nobles qui y ont des habitudes y rendent de fréquentes visites, et, comme il n'y a point de religieuse bien faite qui ne soit courtisée par plus d'un cavalier, toute la vigilance des supérieures ne sert qu'à faire trouver à ces filles plus d'expédients pour voir leurs amants. Pendant le carnaval, les parloirs sont le rendez-vous des masques ; plus ils sont bouffons et ridicules, et mieux ils y seront reçus. Les jeunes gentilshommes font des parties pour se déguiser le plus extravagamment qu'ils peuvent et vont de couvent en couvent divertir les religieuses par mille contes plaisants. Il y a des monastères où, les derniers jours du carnaval, on voit à la grille des religieuses déguisées en femmes du monde. J'en ai même vu déguisées en hommes avec un bouquet de plumes au chapeau », raconte le chevalier de Saint-Disdier. Parfois, on voit toute une troupe de jeunes gens se rendre régulièrement dans le même monastère pour y danser en compagnie des nonnes au son des fifres et des trompes.
D'ailleurs, le président de Brosses précise lui-même que, s'il avait le projet de faire un long séjour et de se trouver une charmante maîtresse vénitienne, ce serait du côté des religieuses qu'il se tournerait le plus volontiers : « Toutes celles que j'ai vues à la messe, au travers de la grille, causer tant qu'elle durait et rire ensemble, m'ont paru jolies au possible et mises de manière à faire bien valoir leur beauté. Elles ont une petite coiffure charmante, un habit simple, mais bien entendu, presque toujours blanc, qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins que les habits à romaine de nos comédiennes. » Un habillement plus galant que modeste qui étonne les visiteurs de la Sérénissime. Il est vrai que leur robe de camelot blanc (assez courte pour qu'on voie la cheville), qui dessine bien la taille et se trouve garnie d'une bande noire faisant ressortir la blancheur de la gorge, généralement très découverte (ce n'est qu'en se rendant au choeur qu'elles la couvrent de mantes de fine laine blanche traînant jusqu'à terre), a de quoi déconcerter ceux qui s'attendent à trouver une vie austère et pieuse dans les monastères. Les plus élégantes vont jusqu'à mettre des fleurs dans leur sein et à la taille. Ce qui stupéfie le plus les étrangers, c'est la licence qu'elles ont de prendre les habits de l'autre sexe. Il n'est même pas défendu aux nonnes de participer aux grandes fêtes du carnaval ; elles peuvent ces jours-là se vêtir en hommes, avec le béret de velours sur la tête, les chausses aux jambes et l'épée au côté.
Rien de plus insupportable aux yeux des autorités vénitiennes que ce furieux dérèglement des moeurs, que cette folle débauche qui règnent dans maints couvents de la ville. Il faut dire que les religieuses font parfois très fort dans ce registre. Ce dévergondage éhonté qui dure du Moyen Age jusqu'au XVIIIe siècle, ne peut que scandaliser les maîtres de la Sérénissime, qui se sentent obligés d'intervenir et de faire la police, sans obtenir le moindre résultat. Le plaisir l'emporte toujours sur les contraintes légales.
Ainsi faut-il remettre de l'ordre dans le couvent de Santa Maria delle Vergini, le bien mal nommé, en raison des graves turpitudes qui ridiculisent le lieu : c'est un établissement, maintenant démoli, de soeurs augustines, fondé au XIIIe siècle, qui se trouve dans l'enceinte même de l'Arsenal. Par deux fois, en 1295 et en 1449, les moines dissolus, cohabitant avec les nonnettes qui ont perdu depuis longtemps leur virginité, sont éloignés du couvent. En 1574, dix nonnes sont séduites dans un même couvent du fait de trois nobles et d'un prêtre.
En 1578, les Inquisiteurs d'Etat décident de faire chasser du couvent de Sainte-Claire un certain abbé Calogaro. N'avait-il pas pourvu toutes les nonnes d'un double des clés pour qu'elles puissent sortir librement de la clôture, courir les bals et les salles de jeu, ou même rejoindre leurs amants ? De toute façon, ceux-ci ne se privent pas de venir les chercher en gondole au vu et au su de tout le monde. Elles sortent, masquées, toute la nuit, pour ne rentrer qu'au petit matin, épuisées et satisfaites, dans leurs cellules. Le relâchement est tel que le panégyriste du doge Andrea Contarini lui fait un mérite d'avoir résisté aux tentations des religieuses. Un comble !
Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas si l'une des plus marquantes aventures galantes de Giacomo Casanova a pour cadre un couvent sur l'île de Murano. Il faut raconter ses amours avec deux jolies et délurées pensionnaires du lieu, épiées par l'ardent voyeurisme de l'abbé de Bernis, ambassadeur de France auprès de la Sérénissime. Elles sont en effet exemplaires des méandres et complexités de la galanterie vénitienne où les partenaires ne cessent de se succéder, de s'échanger, de se retrouver en un vertigineux tournoiement.
Un beau jour de juin 1754, Casanova sauve d'une périlleuse chute dans les eaux de la Brenta une jolie femme dont le cabriolet vient de verser. Il ne lui faut pas longtemps pour s'enflammer. La jeune fille, la charmante C. C., fait preuve d'une angélique innocence, et voilà pour une fois notre séducteur qui hésite à procéder en pur libertin cynique pour jouir de son précieux bijou.
Douce promenade dans un beau jardin au bord de la Giudecca, aimable marivaudage, compétition de course à pied avec de charmants gages à la clef, repas fin. Le désir monte chez les deux partenaires, et ce qui devait arriver arrive : ils deviennent amants. Malheureusement, on est déjà le 11 juin, et la Feria, qui est la partie de l'année où l'on se masque à Venise, est sur le point de s'achever. Désormais, les rencontres à découvert des amants vont devenir périlleuses. La famille de C. C. découvre toute l'affaire. Casanova se décide à la demander en mariage à son père, qui refuse tout net et enferme sa fille dans un couvent de Murano pour quatre ans.
Désespoir de Casanova. Jusqu'au moment où il reçoit des lettres de sa bien-aimée transmises par une servante des religieuses. Echange de missives. On passe du roman érotique au roman épistolaire. Dans une lettre, C. C. lui apprend que les visites et le courrier sont interdits, mais que par bonheur elle a trouvé une excellente amie. Dans la clôture du couvent s'instaure une relation homosexuelle entre les deux jeunes femmes. Grâce à sa complicité, la correspondance se poursuit.
Cette petite consolation n'empêche pas le pire des malheurs. C. C. est enceinte. Fausse couche. Hémorragie. On la croit perdue. Casanova profite d'une prise d'habit pour aller la voir dans son couvent. Il y aura beaucoup de monde dans le parloir, un tas d'inconnus, et il ne pourra que passer inaperçu. Grande est sa joie d'apercevoir C. C. guérie et encore plus séduisante qu'avant. Il prend alors l'habitude de se rendre régulièrement à la messe pour contempler sa beauté.
L'aventure se corse quand Giacomo reçoit une mystérieuse lettre d'une religieuse qui l'a remarqué à l'église, lui révélant qu'elle possède un casino à Murano et qu'elle peut se rendre à Venise quand elle le désire pour souper avec lui. Quelle extraordinaire liberté pour une nonne ! Cette M. M. n'est évidemment autre que la belle amie de C. C.
Quand Casanova, masqué, la voit pour la première fois par la petite ouverture qui s'ouvre dans la grille du parloir, il est subjugué par son extraordinaire perfection physique. C'est fait ! Il a mordu à l'hameçon. Le comble, c'est que Casanova, très surpris de « la liberté dont jouissaient ces saintes vierges » admire le courage de M. M. qui ose prendre de tels risques.
Etrange réaction d'un Vénitien pure souche, qui n'a pas l'air au courant de ce qu'ont remarqué maints visiteurs étrangers, parmi lesquels le spirituel président de Brosses ; celui-ci souligne que l'actuelle pratique des dames de faire l'amour dans leurs gondoles sans que leur mari puisse en être informé « a beaucoup diminué les profits des religieuses qui étaient jadis en possession de la galanterie. Cependant il y en a encore bon nombre qui s'en tirent avec distinction. »
Il est évident que pour Casanova le plaisir est toujours lié à la transgression, comme il en est toujours plus ou moins à Venise ainsi que le prouve ce grand défoulement transgressif, rituel et programmé, que constitue le carnaval. Les masques autorisent et favorisent la confusion des sexes.
Ce qui l'excite plus que tout, c'est d'avoir une religieuse pour maîtresse. S'il rêve de la rencontrer dans l'intimité habillée en nonne, c'est sans nul doute pour ôter ses vêtements de religieuse et posséder la femme consacrée à Dieu. Rien de plus significatif que cette extrême impatience de Casanova à l'idée de faire l'amour avec une nonne : « Il s'agissait d'une vestale. J'allais goûter d'un fruit défendu. J'allais empiéter sur les droits d'un époux tout-puissant, m'emparant dans son divin sérail de la plus belle de toutes ses sultanes. »
Deuxième entrevue au parloir du couvent. Elle lui apprend qu'elle a déjà un amant sérieux et riche auquel elle ne laisse rien ignorer de ses aventures. Rendez-vous est pris dans le casino de la dame, où elle offre tout, sauf l'essentiel. Troisième rendez-vous dans un luxueux casino que Casanova loue à Venise, à cent pas de l'église San Moise. Il obtient cette fois toutes les satisfactions désirables. Il n'empêche que l'extrême complaisance de l'amant en titre, qui autorise les fantaisies érotiques de M. M., chiffonne quelque peu Casanova. Il s'aperçoit que celui-ci n'est autre que M. de Bernis, l'ambassadeur de France. Quand M. M. fixe un nouveau rendez-vous à Casanova dans son casino de Murano, elle le prévient que la situation sera cette fois nettement plus spéciale. En effet, son amant assistera à tous leurs ébats, dissimulé dans un cabinet invisible. Grande nuit d'amour, qui satisfait à la fois les amants et le voyeurisme de Bernis.
Un jour où l'on donne un bal dans le parloir du couvent, Casanova s'y rend déguisé en Pierrot pour se faire voir de C. C. et de M. M. sans être reconnu. Quand éclate une furieuse bagarre entre un arlequin et un grand polichinelle, Casanova s'esquive et se rend au casino de Murano, où il croit retrouver sa chère M. M. Mais il tombe sur C. C. habillée en religieuse. L'une à la place de l'autre, prenant les habits de l'autre ! C. C. a suivi les instructions de son amie. Casanova est d'abord stupéfait, irrité, mais bientôt il s'en excusera. Car le libertinage vénitien interdit la jalousie. Venise ne sera jamais la ville des crises de possessivité et des drames amoureux.
Il est inutile de poursuivre la narration de cette double aventure, même triple si l'on tient compte de l'ambassadeur. Tout le monde peut lire l' Histoire de ma vie de Casanova. On voit bien que tout s'achève dans un inextricable enchevêtrement et une insurmontable confusion des intrigues amoureuses. Echange de partenaires, échange de rôles, tel est le secret du plaisir à Venise. Rien ne dure, rien ne pèse dans les liaisons. Tout est léger et éphémère. Jamais le moindre tragique. Tout est superficiel au meilleur sens du terme, parce que la profondeur est toujours problématique et dangereuse.
En un certain sens, la Sérénissime du XVIIIe siècle a désormais son histoire derrière elle. Ses guerres et ses victoires, ses conquêtes en Méditerranée, sa fabuleuse expansion commerciale appartiennent au passé. Ce siècle est en somme hors histoire. Dès lors, cette ville est avant tout le monde de l'amour et de la fête. Tout se passe comme s'il ne restait plus qu'à dépenser avec une folle prodigalité les fabuleuses richesses accumulées pendant les siècles précédents. Venise jouit de ses fastes passés et de ses trésors encore disponibles, jusqu'à se perdre en un ultime flamboiement.
Maintenant que la Sérénissime a perdu tout véritable pouvoir politique en Europe, elle a pris les dimensions d'un théâtre, d'un immense décor. Tout ce qui se joue sur les places et dans les ruelles n'est qu'une aimable comédie de Goldoni dont les Vénitiens sont les joyeux personnages. Puisque la Sérénissime n'est plus une puissance internationale, il ne lui reste plus qu'à s'admirer elle-même, qu'à se réconforter et à s'illusionner dans l'admirable spectacle de son ancienne grandeur. Tout devient spectacle, sur la place Saint-Marc, à la Fenice et dans les cafés. Tout fait spectacle comme le prouvent les grands védutistes - peintres des paysages, des vues urbaines - du XVIIIe siècle, Antonio Canaletto et Francesco Guardi, les cérémonies officielles, les architectures baroques, les façades des palais se reflétant sur l'eau du Grand Canal. Venise n'est plus qu'un monde de l'apparence où les seules occupations qui demeurent importantes consistent à faire la fête et à faire l'amour.
* Alain Buisine a écrit Casanova l'Européen (Tallandier), Les Ciels de Tiepolo (Gallimard), Cènes et banquets de Venise (Zulma). Il vient de publier Nudités de Venise (Zulma).
Haut lieu des rendez-vous galants
Au Parloir du monastère de San Zaccaria (F. Guardi) se retrouvent des patriciens en toge et à perruque, et même des enfants à qui est offert un spectacle de marionnettes. Plaisanteries et badinages s'échangent avec les nonnes, dans un climat de mondanité intime et de galanterie.
Bassette
La bassette (ou bassetto ) apparaît en Italie au milieu du XVe siècle. Il s'agit d'un jeu d'argent fondé sur le pari. Comme nombre d'autres, il sera interdit à maintes reprises.
Repères
21 juillet 1718
Traité de Passarowitz, qui consacre la fin de Venise en tant que puissance méditerranéenne. La Sérénissime ne conserve que les îles Ioniennes.
2 avril 1725
Naissance à Venise de Giacomo Casanova.
1754
Episode à quatre entre Casanova, une jeune fille, une religieuse et l'ambassadeur Bernis.
Juil. 1755
Accusé de magie et de libertinage, Casanova est mis en prison sous les Plombs au palais des Doges.
Oct. 1756
Il s'évade des Plombs.
3 oct. 1780
Il devient espion au service des Inquisiteurs d'Etat.
12 mai 1797
Fin de la république de Venise.
4 juin 1798
Mort de Casanova à Dux (Bohême).
Une courtisane "surbookée"
Il ne faut jamais oublier qu'il existe à Venise, à côté du libertinage privé, toute une économie de la galanterie professionnelle. Depuis le XVe siècle, Venise est considérée comme le grand bordel de l'Europe. Ses courtisanes sont célèbres même à l'étranger, et dès le début du XVIe siècle, il existe des catalogues de courtisanes, avec indication des adresses et des prix, des qualités et des défauts. Lorsque Henri de Valois, le futur Henri III, roi de France séjourne à Venise pendant l'été 1574, la République lui offre à titre de divertissement érotique, une nuit avec Veronica Franco, la plus experte et distinguée de ses courtisanes. D'après Matteo Bandello, moine dominicain et écrivain dans la lignée de Boccace, une courtisane vénitienne n'a pas moins de six ou sept amants attitrés qui paient un prix forfaitaire et mensuel, un pour chaque nuit où elle accorde ses faveurs après avoir dîné avec lui. Dans la journée, elle a le droit de recevoir des clients de passage. Si quelque riche étranger qui séjourne à Venise lui demande de passer une nuit avec elle, la courtisane est autorisée à le garder auprès d'elle, en déplaçant le client habituel qui se soumet de bonne grâce à ce changement de programme prévu dans le contrat tacite qui le lie à sa belle.
Casino
De l'italien casa, maison. A l'origine, petit appartement loué par les nobles pour se détendre entre deux séances au Conseil. Puis, lieu de plaisir, petit à petit pourvu de tables de jeu.
Casanova se fait délateur
On peut dans un premier temps s'étonner que Casanova devienne lui-même, beaucoup plus tard dans un sa vie, un confidente, un mouchard au service des Inquisiteurs d'Etat, après avoir été lui-même emprisonné (en partie) pour libertinage. Il dénonce alors toutes les turpitudes, les débauches et les obscénités qu'il peut constater. Même la présence d'une nudité dans une académie de peinture lui semble intolérable. Lui qui ne s'est jamais marié pour préserver sa précieuse et inaliénable liberté de libertin critique maintenant la trop grande facilité du divorce. En fait, cette ultime occupation professionnelle de Casanova à Venise est moins paradoxale qu'il n'y paraît au premier abord. Il n'est en effet rien de plus vénitien que cette ambivalence du plaisir et de sa condamnation, de la licence et du moralisme. Au XVIe siècle, Zorzi Baffo, grand poète pornographique, occupe par ailleurs les redoutables fonctions de membre de la Criminelle, section la plus importante et la plus recherchée des Quarantie, traitant des affaires d'homicides et surveillant les comptables de la République. De Zorzi Baffo, on a pu écrire qu'il était un « porno-politique ». A la fois débauché et répressif, homme de licence et d'ordre, fréquentant les putains et les patriciens, les bordels et les cabinets du palais des Doges.
Une video en italien sur un manuscrit inedit présenté par le président de l'Accademia "Giacomo Casanova"
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